6 mai 2025

Qu’ils furent éprouvants ces témoignages de six femmes puissantes embarquées dans la navette de Jeff Bezos, le non moins puissant patron de Blue Origin venu en personne assister au décollage de sa fusée en forme de chibre…

Retour sur ce vol spatial touristique 100 % féminin, 100 % VIP, 100 % indécent – et sur la bataille bien réelle des récits qui se joue derrière cette pseudo conquête spatiale instagrammable. Car pendant que notre planète surchauffe et que certains s’obstinent à ne rien voir, d’autres s’emploient à réenchanter l’avenir dans les limites planétaires, en traçant les contours d’un futur à la fois possible et désirable.

« We are all in this together ! » (on est tous là-dedans ensemble) s’enflamma Lauren Sanchez, la compagne du milliardaire, manifestement émue de prendre soudain conscience que nous étions tous, humains, embarqués sur le même vaisseau terre… et qu’il n’y avait pas de planet B ? Sanchez n’est pas allée jusqu’à verbaliser ce constat implacable, peut-être encore hors de portée tant on semblait loin, ici, d’avoir saisi le concept de limite planétaire.

« I can’t wait to go back out there ! » (j’ai trop hâte d’y retourner) s’est exclamée Aisha Bowe, ingénieure aérospatiale, également membre de l’excursion. Enfonçant le clou quelques jours plus tard dans CBS mornings – une émission matinale incontournable aux États-Unis : « J’aurais aimé qu’ils (nos détracteurs) voient le visage de Zofia. Une petite fille de six ans qu’on a accueillie. C’est peu dire qu’elle était excitée ! Je lui ai demandé : “Maintenant que tu as vu un lancement, qu’est-ce que tu veux faire ?” Et elle m’a répondu : “Je veux aller dans l’espace et je veux aider à protéger la Terre.” Et je me suis dit : c’est pour ça qu’on est là. »

Extrait de l’émission CBS Mornings.

Envoyer un maximum de monde dans l’espace pour protéger la terre ? En voilà une idée ! Ou quand l’émotion et les rêves d’une petite fille justifient la dégradation organisée des conditions d’habitabilité de la planète, pour le bon plaisir d’une poignée d’ultra-privilégiés.

« It’s a reminder of how we need to do better and be better, as human beings. If everybody could experience the peace that we had up-there » (C’est un rappel que nous devons faire mieux et être meilleurs, en tant qu’êtres humains. Si tout le monde pouvait expérimenter la paix que nous avons ressentie là-haut…). Pour la célèbre journaliste Gayle King, il aura fallu un voyage dans l’orbite terrestre pour délivrer un message digne d’un enfant de 4 ans verbalisant les bénéfices d’un temps calme.

La bonne nouvelle est que pour l’immense majorité des humains, il n’est pas nécessaire de faire un tour dans l’espace pour apprendre à être de meilleures personnes. Cela s’apprend en cultivant sa sensibilité aux autres et au vivant qui nous entoure : forêt, montagne, océans, animaux… ce « grand tout » dont on fait partie intégrante.

Faire mieux et être meilleur, cela commencerait donc, pour Gayle King, par se soucier des premières victimes de l’urgence climatique, celles qui n’en portent qu’une infime responsabilité mais qui vont en payer le prix fort parce que d’autres s’obstinent à maintenir un modèle insoutenable pour la collectivité, dont cette expédition représente le summum à tout point de vue, tant matériel – confère les émissions carbone d’un tel vol – que moral – alors que l’urgence consiste à préserver le vivant et la biosphère, on entretien l’idée que nous pourrions nous extraire de cette réalité indépassable (ou plutôt quelques « happy few »).

Mais gardons le meilleur pour la fin : la réaction de la chanteuse Katy Perry tout émue en apesanteur, tenant une pâquerette face caméra, en clin d’œil à sa fille Daisy (pâquerette en anglais). Jaillissant de la capsule, l’interprète du célèbre tube « I kissed a girl (and I liked it) » a donc embrassé… la terre. Livrant un témoignage aussi sucré et indigeste qu’un flan industriel : « It’s not about me, it’s not about singing my songs, it’s about a collective energy in there. It’s about us, it’s about making space for futur women, and taking up space, and belonging. It’s about this wonderful world that we see right out there and appreciating it, this is all for the benefit of earth. » (Il ne s’agit pas de moi, de mes chansons… Il s’agit d’ouvrir la voie pour d’autres femmes, de prendre l’espace et montrer qu’on a notre place ici. Il s’agit aussi d’apprécier le monde incroyable que l’on a. Tout cela dans l’intérêt de la Terre.) Dans l’intérêt de la Terre, vraiment ?

Katy Perry embrasse le sol à sa sortie de la capsule Blue Origin.
Katy Perry embrasse le sol à sa sortie de la capsule Blue Origin.

Réinventer le rêve américain

Il est fascinant de constater que l’urgence climatique n’a été un sujet pour quasiment aucun des protagonistes dans cette aventure. Qu’il s’agisse bien sûr de Blue Origin, des passagères de la navette et des grands médias couvrant l’évènement, comme l’intervieweur de CBS qui n’aura à aucun moment abordé les questions fondamentales posées par ces virées spatiales, préférant faire réagir ses invitées – Aisha Bowe et Gayle King – sur la présence à leurs côtés d’autres femmes de couleur pour célébrer l’évènement. Balayant l’enjeu environnemental par cette conclusion d’une légèreté confondante : « il faut rappeler que l’exploration spatiale nous apprend quelque chose à chaque mission. Et cela mérite d’être célébré. »

Mais cette mise en récit lisse et pleine de bons sentiments semble heureusement avoir suscité une très large vague d’indignation, en particulier sur les plateformes, témoignant une conscience accrue du public des enjeux sociaux et environnementaux, et faisant présager une bataille des récits, avec « Star Wars » et sa puissance de feu d’un côté, Real Life de l’autre. Autant dire, à ce stade, David contre Goliath.

On pourra néanmoins se montrer reconnaissant envers ces 6 personnalités d’avoir permis d’apporter de la clarté, à leur corps défendant, sur ce qui est réellement en jeu ici, à savoir l’urgence à faire émerger un récit alternatif suffisamment puissant pour qu’à l’avenir aucune petite fille, aucun petit garçon ne soit ébahi devant une fusée sur sa rampe de lancement.

Pour ce faire, il va bien sûr falloir continuer d’expliquer l’absurdité de cette conquête du néant spatial, mais aussi – voir peut-être surtout – inspirer davantage autour du vivant, et imprimer au plus profond des consciences la chance inouïe que nous avons de vivre sur cette planète sans nul autre pareil.

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