Glaciologue, membre du Conseil national de la protection de la nature, Jean-Baptiste Bosson étudie les glaciers du globe pour montrer l’intérêt de ces zones et faire en sorte qu’elles soient mieux protégées. Son témoignage publié fin juillet sur les réseaux sociaux alors qu’il menait une étude au pied du Mont-Blanc a suscité une vive émotion : « (…) Depuis près de 15 ans que je fréquente chaque été ce secteur, je n’ai jamais eu aussi chaud et connu ce sentiment d’étouffement si haut en altitude » écrivait-il. Entretien.
– Pourquoi les glaciers sont-ils si importants pour la vie sur Terre ?
Ils sont ce qu’on appelle des clés de voûte : la vie de chaque être humain sur Terre dépend des glaciers car ils influencent le climat global, le niveau marin, la circulation de l’eau sur les continents et donc la vie sur Terre.
Les glaciers recouvrent 10% des terres émergées et donc ils augmentent l’albédo de la Terre, c’est-à-dire sa capacité à renvoyer une partie du rayonnement solaire et d’absorber moins de chaleur. En clair, les glaciers et les deux calottes continentales de l’Antarctique et du Groenland permettent de maintenir un climat tempéré sur Terre. Par conséquent s’ils fondent la Terre se réchauffe d’elle-même, créant des conditions plus favorables pour les incendies qu’on observe en ce moment dans toute l’Europe. On appelle cela des boucles de rétroaction positive.
– Pensez-vous être plus écouté, à mesure que les effets du réchauffement climatique s’accentuent ?
Cette question je me la suis beaucoup posée lorsque je travaillais dans le monde académique, où on publie des alertes dans des journaux que peu de gens lisent malheureusement. Pour cette raison je l’ai quitté il y a sept ans pour rejoindre deux organisations non gouvernementales – l’UICN (l’Union Internationale pour la conservation de la nature) et Asters, le Conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie. Ces organisations au service de la nature ont justement été pensées comme des interfaces entre une connaissance qui reste très peu vulgarisée et partagée, et le reste de la société.
C’est dans ce cadre que j’ai réalisé la première étude sur les glaciers inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco, le plus haut statut théorique de protection de la nature. C’est le cas notamment du glacier d’Aletsch qui est le plus grand glacier des Alpes, ou encore des glaciers qui descendent de l’Everest, ceux du Groenland, d’Alaska, du Chili et d’Argentine ou encore le glacier du Kilimandjaro. En somme, beaucoup de glaciers « stars » du monde.
Quand un lieu bénéficie du statut de Patrimoine mondial, on s’engage à le transmettre aux générations futures. Ce qui m’intéressait pour les glaciers, c’était de savoir si on respectait notre engagement de les transmettre aux générations futures. Or le moins que l’on puisse dire c’est que pour l’instant les choses sont mal engagées.
« Dans le monde académique on publie des alertes dans des journaux que peu de gens lisent malheureusement »
– Comment enraye-t-on la fonte des glaciers, concrètement ?
Évidemment il faut limiter au maximum le réchauffement global et donc les émissions de gaz à effet de serre !
C’est vital car avec ces grands glaciers on a une Terre qui reste vivable. Sans eux ça sera beaucoup plus compliqué. Rappelons que nous, Homo sapiens, n’avons jamais connu une Terre sans grands glaciers.
Il faut donc d’abord respecter nos engagements climatiques au titre de l’Accord de Paris. Or à ce jour, comme l’a rappelé récemment le tribunal administratif, l’État français en est encore loin.
« En France le mot « glacier » est employé une seule fois dans tout le corpus législatif, pour lister les prérogatives des guides accompagnateurs en montage. C’est un véritable « no man’s land » juridique »
En parallèle, nos actions visent à réduire au maximum le déclin des grands glaciers du globe en créant des zones de protection locales. On est parti d’un constat : aujourd’hui les glaciers sont un quasi-impensé de la protection de la nature puisqu’il n’y a peu voire pas de glaciers protégés pour eux-mêmes. En France le mot « glacier » est employé une seule fois dans tout le corpus législatif, pour lister les prérogatives des guides accompagnateurs en montage. C’est un véritable « no man’s land » juridique alors que ce sont, comme on l’a vu, des clés de voûte écosystémiques. Par conséquent il faut absolument les mettre au cœur des politiques et des ambitions de conservation, au même titre que d’autres écosystèmes clés. Nos travaux et nos actions vont dans ce sens.
Cela donne parfois des résultats encourageants. Récemment un arrêté préfectoral de protection des habitats naturels a été pris pour protéger tout un ensemble d’habitats naturels au sommet du Mont Blanc, qui était jusqu’alors très peu protégé. C’est l’ONG où je travaille, Asters – Conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie, qui a été mandatée par l’État, pour travailler sur un périmètre, identifier les menaces et les solutions pour y faire face. Créer des aires de protection n’empêche pas les glaciers de fondre mais permet d’éviter ce qu’on voit parfois ailleurs, comme des glaciers qui sont détruits à l’explosif et à la pelleteuse pour accéder aux minerais ou pour remodeler des domaines skiables…
Nos actions se déclinent donc sur ces deux points clés : faire avancer la lutte contre le changement climatique – respecter l’Accord de Paris essentiellement – et protéger les glaciers et les écosystèmes qui leur succèdent en sanctuarisant ces surfaces, comme on l’a proposé au sommet du Mont Blanc. Ce sont les buts du projet Ice & Life que nous menons depuis deux ans sur l’ensemble des glaciers du monde.
– Ce projet Ice & Life rappelle celui de Francis Hallé pour les forêts. Le célèbre botaniste espère faire renaître une vaste forêt sauvage en France.
On est effectivement dans la même philosophie que celle de Francis Hallé, avec une protection forte qui vise à créer des sanctuaires dans lesquels on laisse de la place à une nature qui évoluera librement sans qu’on la gère ou qu’on y porte atteinte.
Ce que nous disons et qui est nouveau il me semble, c’est que si on protège de manière forte les glaciers, certes on n’empêchera pas leur fonte, mais on joue un coup d’avance sur la protection de la nature dans des zones où sous l’effet de la fonte – qui progressera à plus ou moins grande échelle quoiqu’on fasse – vont naître des lacs, forêts, surfaces océaniques, etc. très importants à protéger.
Cette approche préventive et proactive de protection de la nature pour les générations futures est assez nouvelle. Par ailleurs elle est plus facile à la fois économiquement et politiquement puisqu’une fois que l’homme arrive pour exploiter une zone, il devient alors extrêmement difficile de mettre en œuvre une protection forte. Sauf erreur Francis Hallé le constate pour son projet de faire renaître une forêt primaire dans une zone où l’homme est fortement implanté.
« Si on protège de manière forte les glaciers on joue un coup d’avance sur la protection de la nature dans des zones où sous l’effet de la fonte vont naître des lacs, forêts et surfaces océaniques très importants à protéger »
– Avez-vous l’impression qu’on arrive à sortir d’une logique gestionnaire pour miser davantage sur la nature ?
À la fois oui et non. Dans la société civile et le corps politique on reste très majoritairement fidèles à la pensée de Descartes, « maîtres et possesseurs de la nature ». On décide de ce qu’on veut dans la nature, on reste attaché à l’idée qu’il faut créer des solutions de nouveau par la finance, la technologie, la gestion. Alors qu’on devrait avoir un regard pour le moins critique sur ce qu’on a fait et qui place la Terre bien au-delà de sa capacité de fonctionnement aujourd’hui.
« Dans le monde de la conservation en revanche, on est en train de vivre un changement majeur de paradigme, avec des acteurs qui s’interrogent et tendent davantage à accompagner la bonne fonctionnalité de la nature plutôt qu’à la gérer »
Dans le monde de la conservation en revanche, on est en train de vivre un changement majeur de paradigme, avec des acteurs qui s’interrogent et tendent davantage à accompagner la bonne fonctionnalité de la nature plutôt qu’à la gérer. Au Congrès des Réserves naturelles de France – où Francis Hallé était présent pour présenter son projet de forêt primaire – le thème était justement la libre évolution, ou comment on change notre métier en acceptant d’être moins acteur, avec l’idée de mieux protéger en laissant faire pour avoir des écosystèmes plus fonctionnels, plus riches en biodiversité, qui stockent de l’eau et du carbone.
C’est un vrai changement de philosophie. Je crois qu’on commence enfin à comprendre que vouloir tout contrôler dans la nature est contre-productif et très peu durable…
– Les feux en Gironde tout juste maîtrisés, Emmanuel Macron s’est rendu sur place et a annoncé un « grand chantier national pour replanter », précisant : « On va tout de suite lancer des travaux. (…) Il faut qu’on rebâtisse, en l’espèce qu’on ressème, qu’on fasse repousser, mais avec des règles différentes et des règles de prévention. On va en faire un grand chantier national avec l’ONF [Office national des forêts], avec tous les acteurs locaux, pour replanter. » On est encore loin d’un changement de philosophie, manifestement…
Ce changement est très difficile à l’heure du volontarisme politique ambiant où la variable d’ajustement clé est trop souvent la nature, et in fine les générations futures. Pourtant ces événements tragiques, liés au réchauffement climatique, montrent bien qu’on a en partie pris la mauvaise direction sur la nature, le climat ou l’eau : on ne questionne pas beaucoup les grandes monocultures, les forêts artificielles mono-spécifiques, la gestion de l’eau. On ne raisonne toujours pas en termes d’écosystèmes alors que la nature trouve elle-même les solutions. On est toujours très en retard sur toutes ces questions alors qu’on n’a toujours de moins en moins de temps.
« Les 5, 10, 15 ans qu’on a devant nous sont sans doute les plus importants de l’histoire de l’humanité »
– Il faudra sans doute encore d’autres catastrophes avant que les responsables comprennent qu’il faut changer de feuille de route.
C’est difficile de changer de modèle et de questionner la toute-puissance du productivisme, de la croissance où tout est fait pour cacher les conséquences que cela génère sur la nature et les générations futures. Les citoyens doivent aussi jouer leur rôle et partager les messages, la volonté de changement aux politiques. Le message est clair : l’humanité n’a jamais eu autant besoin de nature. Les 5, 10, 15 ans qu’on a devant nous sont sans doute les plus importants de l’histoire de l’humanité. On peut soit aller vers du mieux, soit aller vers une situation écologique, sociale, économiques (etc.) très compliquée. Si cette urgence n’a pas encore gagné la sphère politique, je note toutefois que la société évolue, en atteste très modestement mon récent post sur LinkedIn qui n’aurait jamais rencontré un tel écho il y a 5 ans.
– En lisant les réactions à votre post on voit de belles illustrations du climato-négationnisme.
C’est en effet la première fois que je fais un post qui génère autant de réactions sur LinkedIn. Je fais beaucoup de conférences, j’y rencontre régulièrement des négationnistes avec lesquels j’essaye toujours de discuter. Sur les réseaux sociaux je réponds aussi, sans doute un peu naïvement car ces personnes sont volontiers injurieuses. Au-delà du déni, ce qui me frappe c’est la bêtise des propos tenus, ces gens disent vraiment n’importe quoi. Une personne m’affirmait par exemple que la méditerranée avait gelé en 1985. C’est comme si on me soutenait qu’une banane était rouge.
Je ne prétends certainement pas être le meilleur expert en glaciologie, pour autant il est préoccupant de se faire tacler par des climato sceptiques qui sont très souvent des gens qui n’ont aucune compétence sur ces sujets. Dans cette hystérie ambiante on a l’impression que tout le monde peut être expert et donner son avis. Alors qu’en face il y a de véritables scientifiques qui travaillent sur ces sujets, qui mènent des études. Au CNPN on s’attache à parler en tant qu’experts, en basant toujours scientifiquement tout ce qu’on dit.
Quoiqu’il en soit ces réactions ne reflètent pas, me semble-t-il, une tendance générale à la prise de conscience. On voit bien qu’aujourd’hui, plus rien n’est normal et j’espère vraiment que tous ensemble on va réussir à faire face au plus grand défi de l’histoire de l’humanité.
Photo principale : le glacier de Bionnassay situé dans le massif du Mont-Blanc fait partie des glaciers suivis en lien avec le projet Ice&Life. Crédits : Jean Baptiste Bosson.
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