Agriculture : pour que revivent nos paysans !

vendredi 26 janvier 2024

Marthe Saclier est née un vendredi 13 octobre 1899 à Saint-André-le-Désert, un petit village de Saône-et-Loire situé à 15 km de Cluny. Elle y est morte en 1986.

De nos jours on présenterait Marthe comme une agricultrice, mais voilà un mot qui dit bien peu de cette femme dont la vie fut si étroitement, si viscéralement attachée à la ferme familiale, à sa terre, à ce paysage. Marthe faisait partie intégrante du paysage. C’était une paysanne.

Tandis qu’il tourne un reportage pour la télévision française sur la France rurale des années 70, le journaliste Jean-Claude Loiseau est frappé par la présence à l’écran de cette femme. Marthe parle le langage de ceux qui n’ont rien appris dans les écoles, un langage spontané, riche d’images et de formules : « Je ne sais pas ce qu’il va advenir de Paris, mais ça ne sera surement rien de bon. Quand il y a trop de lapins dans un clapier, ils s’étouffent et ils meurent » dit-elle en se remémorant son unique séjour dans la capitale.

Jean-Claude Loiseau a l’idée de retourner voir Marthe afin qu’elle lui raconte sa vie. Le récit, paru en 1976 sous le titre « Marthe, les mains pleines de terre » dresse une fascinante fresque de la vie paysanne il y a un siècle, quand près d’un français sur deux travaillait dans les champs. À la lecture de ce témoignage, on prend la mesure des transformations que l’agriculture a subies tout au long de cette période – davantage qu’au cours des deux millénaires qui ont précédé – particulièrement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

 « Qu’est-ce qu’ils faisaient, vos parents ? demande le journaliste.

– Ils étaient dans la culture. Ils faisent un peu de tout. Ils avaient des vaches, des terres, un peu de blé, un peu de pommes de terre, et puis des vignes, principalement des vignes…

– Beaucoup d’hectares ?

– Oh non, pas beaucoup ! Une p’tiote propriété… D’ailleurs, dans le moment, vous comprenez, avec 5 ou 6 hectares, on vivait largement, tandis que maintenant… »

De fait, le modèle d’agriculture le plus répandu à cette époque était la polyculture-élevage « biologique » – ce concept n’ayant pas encore été théorisé – constitué de cultures diversifiées associant l’élevage, sur des surfaces limitées – souvent moins de 10 hectares contre 70 en moyenne aujourd’hui. Le climat était plus stable, la biodiversité à l’état d’abondance, le quotidien rude mais vivable, l’avenir rempli d’espérance…

Le Progrès, puis l’emballement de la machine – le recours systématique et systémique à la chimie, les exploitations agrandies, spécialisées, anthropisées, mécanisées…. endettées – interviendraient plus tard, au sortir de la seconde guerre mondiale, et avec lui un essor démographique spectaculaire, signe d’une société apparemment prospère. De 1,6 milliards d’humains à la naissance de Marthe, la population franchit les 5 milliards d’individus l’année de son décès, puis 8 milliards en 2022.

Photo du mariage de Marthe, en 1922.

Les prémices du réchauffement climatique

Sur ses vieux carnets, la paysanne raconte 365 jours de sa vie. « Aux premiers jours d’octobre commencent les vendanges ». La fermière est encore loin d’imaginer que ce rituel immuable sera bientôt bouleversé par le réchauffement climatique. En effet un siècle plus tard le cycle de maturation de la vigne s’est considérablement accéléré, obligeant à récolter le raisin souvent dès le mois d’août. Quant-à la description des saisons, on lit avec nostalgie le souvenir des premiers frimats :

« 11 octobre – Jour J pour ramasser mes rouges (les vendanges, ndlr). Froid intense. Tout le monde gelé. Pas de pluie. Ramassé les rouges + 2 rangs de blancs. 11 tonneaux et au chalet 4 tonneaux. L’après-midi pluie, neige. »

Nous sommes depuis sortis du connu, avec pour comparaison des températures oscillant entre 11 et 20 degrés tout au long du mois d’octobre 2023 à Saint-André-le-Désert.

Il y a eu de grandes sécheresses, bien sûr. Une surtout. Au cours de l’été 1976 :

« Marthe dit n’avoir jamais connu une aussi longue période de sécheresse. La dernière comparable remonte, selon elle, à 1893. Aucun souffle de vent. La girouette, au-dessus de la grille d’entrée, est immobile. Et le vent soufflerait-il d’ailleurs que cela ne changerait pas grand-chose. Les vents du nord eux-mêmes, qui déferlent du Morvan, ordinairement annonciateurs de pluies, sont secs depuis des semaines et des semaines (…). C’est une étrange apocalypse qui a bouleversé la campagne. Rien, en apparence, n’a bougé. Le décor est pareil à lui-même, figé dans la touffeur exacerbée d’un ciel d’acier. Mais les oiseaux se taisent et les sources sont muettes. Quelles obscures calamités se préparent ? »

Il a fait chaud aussi cet été là. Des pointes à 34 / 35° (soit 5 degrés de moins que les pics relevés lors des derniers épisodes de canicules).

Mais la nature s’en est vite remise, aidée par une année 1977 exceptionnellement pluvieuse. C’est la différence fondamentale entre ce qu’a vécu Marthe et ce que l’on connaît aujourd’hui : des événements exceptionnels, voire inconcevables, deviennent désormais la norme.

Le grand emballement

On sent qu’au soir de sa vie les nuages s’amoncèlent au-dessus de la ferme de Marthe et du monde agricole en général. En effet dans les années 70 l’agriculture est embarquée dans une trajectoire dont beaucoup, comme le journaliste Jean-Claude Loiseau, comprennent déjà qu’elle nous mène dans le mur :

 « Il était, à nos yeux, évident que Saint-André s’épuisait à combler des vides creusés par la mort des plus vieux, et surtout par l’exode des jeunes. Ceux qui restaient, jeunes ou vieux, étaient happés dans une ronde réellement infernale. Obligés d’agrandir leurs propriétés pour survivre, ils devaient emprunter à tout va. Et produire toujours davantage pour rembourser toujours plus d’emprunts. Et donc investir encore en matériel et techniques, en temps de travail aussi, pour développer la production. Et emprunter à nouveau pour ces nouveaux investissements. Et… tout cela, pour, un jour peut-être, disparaître du circuit, l’écoeurement – et pire : la honte de l’échec – au ventre. »

À cette époque exit les paysans, on veut des agriculteurs qui gèrent leurs fermes comme des entrepreneurs, à même de produire massivement pour pas cher. On connaît la suite…

L’urgence à « refaire » des paysans

Marthe serait sans doute bien en peine ne serait-ce que de comprendre l’agriculture française en 2023, tant celle-ci s’est complexifiée, financiarisée, globalisée, avec des défis immenses qui dépassent largement les agriculteurs mais dont ces derniers se retrouvent souvent seuls à devoir affronter les conséquences.

Elle se dirait peut-être que les défis auxquels l’humanité fait face sont au moins comparables à ceux de l’agriculture au lendemain de la guerre, quand il fallait tout reconstruire, tout réinventer. Que peut-être nous pourrions retrouver une épopée agricole en associant davantage le progrès à la préservation de cette nature dont on dépend totalement. En remontant le chemin parcouru pour retrouver le fil de notre histoire.

Peut-être que cela pourrait se traduire par un retour à l’essence même de la vocation du paysan : recréer de la proximité, de la diversité, de la simplicité, de la valeur. Retisser le lien essentiel à la terre et au vivant. En somme, retrouver un peu de bon sens.

Marthe Saclier (1899 – 1986).

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