Professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, Marc-André Selosse se mobilise pour sensibiliser le public sur l’importance du sol dans notre vie et sur son rôle décisif dans la résorption des crises écologiques qui menacent notre avenir sur la Terre. Dans son dernier livre « L’Origine du monde » paru chez Actes Sud, le biologiste propose une immersion dans un univers aussi fascinant que méconnu. Rencontre.
– Dans l’émission de radio des années 80 « Love in fun », le Doc a eu cette formule devenue culte à propos de la sexualité : « ce n’est pas sale ». Il semble que nous ayons la même idée reçue à propos du sol ?
« Oui c’est clair. Cul terreux, s’enterrer quelque part… Une des raisons pour lesquelles on n’en parle souvent de façon négative est peut-être qu’on y met nos déchets et nos cadavres, mais il faut changer cela car comme j’ai voulu le résumer dans le titre du livre, le sol est quelque chose qui pèse démesurément sur ce qui nous entoure, ce n’est rien de moins que le monde tel que nous le connaissons. Donc non en effet, ça n’est pas sale. D’ailleurs si vous mourriez de faim je vous conseillerais de manger le sol plutôt que la première plante venue !
« Si vous mourriez de faim je vous conseillerais de manger le sol plutôt que la première plante venue ! »
Le sol est finalement quelque chose qu’on a mal abordé car il y a deux obstacles cognitifs : d’abord on ne voit pas ce qu’il y a dedans et ensuite il y a cette perception culturelle négative. Or toute notre alimentation sort du sol, y compris ce qu’on pêche en mer car ce qui fait que la mer est fertile, c’est que les fleuves y apportent des matériaux arrachés aux sols. Dans l’océan il n’y a pas de sol : les cadavres tombent en profondeur sans être recyclés en surface où la lumière permet aux algues de proliférer, c’est une gigantesque machine à s’appauvrir. Sauf sur le littoral où les fleuves amènent une eau qui a circulé dans les sols et qui apporte des nutriments. Ce qui explique par exemple que nos pêcheurs veuillent continuer à pêcher sur le littoral de Grande Bretagne, où cet apport fertilise les eaux.
Il y a bien d’autres domaines où les sols sont des alliés potentiels, notamment sur la question cruciale du réchauffement climatique.
– Justement, on s’inquiète du réchauffement climatique, des pollutions et dans une bien moindre mesure de l’effondrement de la biodiversité. Les sols pour leur part sont assez largement ignorés, alors qu’à travers votre livre on comprend qu’ils représentent à la fois le principal problème et la principale solution ?
Exactement. Rappelons d’abord que la dégradation des sols, lente et peu visible, est une réalité bien concrète. Prenez l’exemple du labour : le labour profond et répété accélère l’érosion des sols d’un facteur 10, c’est-à-dire qu’un sol de Beauce labouré s’érode aussi vite qu’un sol des Alpes, ce qui est colossal ! Mais comme il faut quelques centaines d’années pour décaper complètement un sol, au début on ne voit pas ces agressions.
En ce qui concerne le climat, le sol labouré et irrigué contribue aux émissions de gaz à effet de serre. Rappelons que l’effet de serre en soi n’est pas négatif, puisque sans lui nous serions soumis à des températures de – 50°, mais tout est une question de dosage ! Or le rôle de l’homme dans le réchauffement climatique est considérable, en raison de l’agriculture en particulier.
L’impact de nos agricultures est sans doute d’ailleurs plus ancien qu’on ne le croit, puisqu’on pense que l’homme a stabilisé le climat par l’agriculture bien avant la fameuse révolution industrielle souvent considérée comme le début du réchauffement climatique anthropique. En fait, il aurait empêché un refroidissement qui, pour des causes astrologiques, aurait dû commencer il y a 5 à 10 000 ans.
« L’impact de nos agricultures aurait empêché un refroidissement qui, pour des causes astrologiques, aurait dû commencer il y a 5 à 10 000 ans. »
Cela s’explique par les pratiques agricoles : sous l’effet du labour le sol respire mieux, il émet donc du CO2. Quant à l’irrigation elle empêche le sol de respirer à l’oxygène, favorisant le développement de bactéries qui produisent du méthane et du protoxyde d’azote, deux gaz à effet de serre encore beaucoup plus puissant que le CO2. Par conséquent l’agriculture contribue à amplifier l’effet de serre, ce qui est complètement paradoxal puisque le sol devrait au contraire nous permettre de réduire ces émissions, en pratiquant par exemple l’agriculture de conservation – une pratique agro écologique – pour certaines cultures. D’où l’idée qui a émergée de remettre de la matière organique sur les sols, c’est l’initiative du 4 pour 1000.
– En quoi consiste le « 4 pour 1000 » ?
Chaque année l’humanité libère dans l’atmosphère 4,5 milliards de tonnes de carbone sous forme de CO2 issu principalement des combustibles fossiles (pétrole, charbon et gaz). D’un autre côté les sols contiennent de la matière organique qui stocke du carbone : environ 1 100 milliards de tonnes. Si on divise l’un par l’autre, cela donne 0,004. En clair, chaque année notre production de CO2 équivaut à 0,4% du carbone stocké dans les sols. Donc si nous augmentions chaque année la teneur en matière organique des sols de 0,4%, soit 4 pour 1000, cela compenserait tout le carbone que l’humanité émet dans l’atmosphère cette année-là.
Et cela tombe bien, car les sols agricoles manquent de matière organique à cause du labour qui, comme nous l’avons vu précédemment, aère le sol et permet aux microbes de respirer la matière organique. De plus le fumier, matière organique autrefois répandue sur les champs, a été remplacé par des engrais minéraux. Quant à la matière organique issue des récoltes, elle est exportée hors des champs. Or la matière organique ne manque pas : c’est le fumier issu de l’élevage ou les déchets organiques de nos poubelles.
Cela montre qu’avec les sols on peut lutter contre l’effet de serre. On voit aussi que le 4 pour 1000, au-delà de la solution concrète pour capter et stocker l’excès de carbone, permettrait d’améliorer le fonctionnement des sols. Finalement connaître les sols, c’est les voir comme une solution !
Les 4 fonctions clés de la matière organique :
- Elle nourrit les microbes qui sont importants pour fabriquer et entretenir les sols
- Rétention de l’eau, permettant aux sols d’accroître les réserves en eau, cruciales dans le changement climatique actuel
- Fonction de glue qui retient les morceaux de sols, freinant ainsi l’érosion
- Stabilise les trous (trous de vers ou de racines mortes décomposée) dans le sol, facilitant la pénétration et la rétention de l’air et de l’eau.
– Où en est cette initiative aujourd’hui ?
Lancée fin 2015 par Stéphane Le Foll – alors Ministre de l’Agriculture – elle a finalement été mise en dormance par ses successeurs, ce qui est une aberration.
– Il peut sembler étonnant qu’un ministre Ingénieur diplômé d’agronomie (en l’occurrence Julien Denormandie, actuel Ministre de l’Agriculture) n’ait pas repris cette démarche qui procède pourtant de la connaissance scientifique…
Oui. On sait que les lobbies exercent une influence considérable, en particulier sous ce gouvernement, obligeant certains politiques à faire passer leurs propres connaissances scientifiques au second plan.
– Vous soulignez que la protection des sols, c’est avant tout l’affaire de l’agriculture. Que vous inspire le développement des méga-bassines d’irrigation destinées principalement à un type d’agriculture industriel ?
Faire des réserves d’eau pour irriguer des sols qui ne la retiennent plus car ils n’ont plus de porosité et presque plus de matière organique, voilà le parfait exemple d’une orientation qui tourne le dos aux connaissances actuelles. Le problème est que ces outils sont préconisés par des gens sans doute sincères, mais qui n’ont pas de connaissance du sol.
Mais ce n’est pas cela qui m’inquiète le plus. Ce qui m’inquiète le plus, c’est vous et moi. C’est nous qui justifions le modèle agricole avec nos cartes bancaires. Quand vous achetez quelque chose qui résulte d’ une agriculture industrialisée, vous justifiez cette pratique, vous la rendez viable. Le vrai problème est qu’il faut former les gens, les citoyens. Il faut qu’ils soient plus vigilants aux modes de production, à l’émergence de labels qui prouvent que le sol a été respecté. Le problème n’est donc pas uniquement agricole.
« Tous les 7 à 10 ans nous enterrons sous nos villes et nos routes l’équivalent d’un département de terres agricoles. »
D’ailleurs on dit volontiers que les sols sont morts – précisons qu’ils ne le sont pas encore, fort heureusement ! – or ceux qui tuent les sols, ce sont d’abord les citadins. En effet tous les 7 à 10 ans nous enterrons sous nos villes et nos routes l’équivalent d’un département de terres agricoles. Et une fois qu’ils sont recouverts de béton, on peut considérer que les sols sont vraiment morts. Quand on construit par exemple une gigantesque université sur le plateau de Saclay, on trucide l’une des terres agricoles les plus fertiles d’île de France.
– Quand on pense aux sols vivants, on pense volontiers aux sols forestiers. Justement les arbres et les forêts bénéficient d’un engouement croissant du grand public, en atteste le mouvement en faveur de la « reforestation ». À ce propos vous écrivez que « La grande fascination actuelle pour l’arbre nous cache le sol qui porte nos pieds… et les arbres. C’est dramatique car penser arbre et forêt sans penser sol revient à une forme d’égoïsme générationnel, au-delà d’une ignorance technique. Reforestons un peu, oui, mais gérons d’abord nos sols ».
Les plantations d’arbres de la compensation carbone (qui ne sont pas des forêts, rappelons-le) prennent en effet de la place sans que l’on puisse en exploiter le sol pour autre chose . Alors que quand vous avez un sol qui vit et fonctionne mieux, en y injectant des déchets organiques, vous pouvez en faire ce que vous voulez, de la forêt ou ce que vous voulez d’autre.
– Que vous inspire le projet porté par Francis Hallé visant à faire renaître en France une grande forêt sauvage, projet qui s’inscrit dans la tendance du « rewilding » ?
Ce projet de faire renaître une forêt primaire suscite chez moi beaucoup d’enthousiasme car il signifie retrouver la perspective d’un temps long – c’est ce dont nous avons besoin en aménagement et en écologie – et en même temps créer un objet qui profitera à tous.
J’aime également l’idée que ce projet, au-delà de ses bénéfices écologiques, cherche à trouver des solutions concrètes afin que les gens sur place vivent plus en accord avec les dynamiques naturelles qui construisent le monde qui les entoure. Ainsi, la volonté d’imaginer un nouveau rapport au bois et à l’arbre, d’une manière globale depuis la libre évolution jusqu’à la valorisation du bois me semble être une piste très intéressante.
En définitive ce projet de réensauvagement et ce que j’essaie de porter, qui consiste à mieux utiliser des espaces naturels dont on ne se retire pas, où l’on vit, ce sont deux facettes d’un mouvement global qui vise à retrouver un autre lien au monde vivant.
– Nous avons parlé du réchauffement climatique, or le sol est également un réservoir de biodiversité qui n’est pas propre uniquement à la forêt ?
Le sol des cultures, tout comme le sol forestier, est un réservoir de biodiversité beaucoup plus important qu’on imagine. On pense volontiers à ce qu’on voit, c’est à dire ce qui court dans les arbres, les mammifères, les champignons etc. Mais dans le sol il y a une biodiversité extrêmement importante pour la santé des hommes, en dehors de l’alimentation. 2 exemples :
- Le sol contient des champignons qui produisent des enzymes. Il existe par exemple des champignons qui sont capables de dégrader la lignine et pas la cellulose. Ces propriétés pourraient permettre de produire de la pâte à papier sans employer les procédés chimiques extrêmement polluants utilisés pour la délignification. Ainsi nous avons des usines de pâte à papier parmi les usines les plus polluantes de France qui déversent des effluents toxiques dans des rivières comme le Rhône tout en bénéficiant d’exonérations aux contraintes écologiques – alors que nous pourrions remplacer ces processus industriels par des procédés naturels bien connus issus des champignons.
- En matière de santé, la plupart des antibiotiques que nous utilisons sortent du sol avec les champignons comme les Penicilliums ou les Cephalosporiums ou encore des bactéries comme les Streptomyces (la streptomycine) et les Actinomyces (l’actinomycine). Donc il y a là un réservoir de diversité génétique qui peut servir à la santé !
Vous le voyez, ce ne sont pas que de belles images, cette biodiversité correspond à des utilisations concrètes pour l’homme. Clairement il y a dans le sol des solutions intéressantes à creuser. »
Photo principale : Marc-André Selosse. Crédits / Michał Łepecki
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