Spécialiste d’agroforesterie tropicale, chercheur émérite au CIRAD de Montpellier, Emmanuel Torquebiau est l’auteur du « Livre de l’Agroforesterie – comment les arbres peuvent sauver l’agriculture » publié chez Actes Sud, captivant récit d’une pratique née au Néolithique et qui se révèle d’une étonnante actualité à l’aune des crises écologiques. On y comprend véritablement la relation intime entre l’arbre et la culture et l’intérêt que nous aurions à retisser ce lien en agriculture.
Pour l’expert, face au mur de l’urgence climatique et de l’effondrement du vivant, l’agroforesterie offre une mosaïque de solutions dont la Ferme du 21ème siècle devra inévitablement se saisir. À l’instar du botaniste Francis Hallé, qui fut son professeur à l’université de Montpellier et dont il est resté proche, Emmanuel Torquebiau aime avant tout « raconter », un talent peu commun dans le domaine scientifique. Rencontre.
– Si l’agroforesterie est un mot relativement récent, la pratique remonte quant-à elle aux origines de l’agriculture ?
Je définis l’agroforesterie comme une utilisation du sol consistant à associer des arbres à l’agriculture ou à l’élevage, afin d’obtenir des productions utiles au vivant. Mais cette association arbres-cultures-élevage est effectivement pratiquée depuis l’origine de l’agriculture au Néolithique, c’est à dire il y a environ 12 000 ans !
Les premiers agriculteurs, qui étaient les chasseurs cueilleurs, ont été obligés de défricher des forêts pour y installer leurs premières cultures, puisqu’à cette période les paysages étaient quasi-exclusivement forestiers. On a ainsi assisté à la naissance de la fameuse agriculture sur brûlis. Une agriculture itinérante, mélange d’arbres et de cultures. La fertilité du sol s’épuisant rapidement, il fallait régulièrement défricher puis brûler avant de semer les cultures annuelles. La zone étant par la suite laissée en jachère forestière, et ainsi de suite. Cette agriculture itinérante existe encore aujourd’hui dans de nombreux pays d’Asie du sud-est et en Afrique tropicale. Elle a en revanche disparu d’Europe.
La deuxième forme d’agroforesterie observée au Néolithique est l’alimentation du bétail avec du fourrage arboré ou la conduite des troupeaux dans des parcours arborés, pratique qui subsiste encore dans certaines régions du monde.
L’agriculture s’est ensuite largement sédentarisée et l’agroforesterie s’est adaptée.
– Aujourd’hui l’agroforesterie se pratique y compris dans des zones très densément peuplées. On est surpris d’apprendre que c’est au Brésil, en Indonésie, en Chine et en Inde qu’on observe les plus grandes augmentations de surfaces arborées dans les cultures.
Oui car dans ces pays deux modèles se côtoient, une agriculture conventionnelle et une agriculture empreinte de tradition. En Inde par exemple, il y a d’un côté un pays ultra moderne avec des choix de type industriel jusque dans l’agriculture, et en même temps une Inde des petits villages et des petites exploitations dans laquelle on pratique encore une agriculture de subsistance et où on maintient les arbres dans le paysage agricole. Dans de nombreux pays comme au Kenya, la densité de population et la densité d’arbres sont même souvent corrélées. Un des exemples les plus spectaculaires est sans doute l’île de Java en Indonésie, où malgré une densité très élevée d’environ 800 habitants au kilomètre carré, en dehors des rizières – le riz ne supportant pas l’ombre – tout est boisé, y compris dans les villages, autour des maisons, sur les coteaux… les arbres sont absolument partout.
– Si on s’intéresse à la France, le bocage – ces champs bordés de haies – est l’un des visages de l’agroforesterie ?
Oui, c’est sans doute la forme d’agroforesterie la plus connue. Précisons que cette pratique existait bien avant que le terme d’agroforesterie soit inventé. Je note d’ailleurs que le bocage est plutôt bien perçu en comparaison avec l’agroforesterie qui peut susciter de l’incompréhension, voire des réticences, peut-être à cause de la prédominance du message forestier, alors que le concept suggère la présence d’arbres dans le paysage, pas forcément de forêts.
– Le bocage évoque effectivement de beaux paysages, pourtant en France on arrache encore beaucoup plus de haies qu’on n’en replante…
Hélas oui et la tendance se poursuit (depuis 1950, 70 % des haies ont été arrachées en France, soit environ 1,4 million de kilomètres d’après un rapport récent). Il faut bien comprendre que dans la vision industrielle de l’agriculture d’aujourd’hui, l’objectif est avant tout de gagner de la surface cultivable. Or moins de haies, c’est plus de surface.
– Pourtant dans la dernière Politique Agricole Commune (PAC) les arbres et les haies ont été mis à l’honneur dans le cadre des écorégimes (90% des aides distribuées), la Commission européenne listant désormais l’agroforesterie parmi les pratiques à soutenir.
Cela va dans le bon sens oui, mais rappelons que dans le cadre de la PAC les grandes lignes sont fixées à Bruxelles, charge aux Régions de l’affectation des aides. On espère observer des impacts sur la répartition de la surface consacrée à l’agroforesterie mais le contexte incite à la plus grande prudence, puisque la guerre en Ukraine a plutôt encouragé le productivisme agricole. En effet le mot d’ordre actuel est plus à produire du blé qu’à planter des haies… Donc ce n’est pas gagné, nous ne sommes pas à l’abri d’un retour en arrière.
– Vous expliquez qu’en France l’agroforesterie est plus centrée sur l’arbre que sur les agriculteurs, par conséquent on reste souvent cantonné dans une approche plus environnementale qu’agronomique. C’est ce qui explique les freins au développement de l’agroforesterie ?
Oui c’est une spécificité française, nous avons une vision limitante de l’agroforesterie qui donne plus d’importance à l’arbre qu’à celui qui le plante ou l’entretient. Par ailleurs les arbres font peur à beaucoup d’agriculteurs qui ont en tête le modèle des monocultures de plantes annuelles, où l’arbre est totalement absent. Il y a donc un gros travail de formation à mener en matière de connaissance des arbres bien sûr, mais surtout des arbres associés à une agriculture qui les englobe et dont ils sont indissociables !
Pour cette raison j’en appelle à un nouveau pacte entre les arbres et l’agriculture.
– Ce nouveau pacte apparaît d’autant plus nécessaire que les épisodes de sécheresses à répétition vont nous obliger à réinventer notre agriculture. Vous rappelez les propos du géographe Onésime Reclus qui écrivait en 1913 dans Le Manuel de l’eau « pas d’arbres, pas d’eau ! » Ce message commence-t-il à imprimer ?
Ça vient, progressivement… mais pas assez vite soyons honnêtes. Il y a d’énormes pesanteurs dans l’agriculture. On en parle, des gens travaillent sur ces questions, il y a de plus en plus d’intérêt, mais on aurait pu espérer que cela change beaucoup plus vite. La crise de l’eau et surtout la crise du changement climatique sont en train de provoquer cette prise de conscience et les gens commencent à se poser des questions qu’ils ne se posaient pas il y a 10 ou 20 ans. Ça peut provoquer des choses intéressantes.
– Où en est le développement de l’agroforesterie en France ?
Comme je l’explique dans le livre, près de 2000 agriculteurs se lancent chaque année dans l’agroforesterie. Avec toute une palette d’applications étroitement liées aux territoires et aux types d’agricultures. J’aimerais que cela aille plus vite bien sûr, car on ne peut pas encore parler d’un mouvement de fond. À l’heure où l’on se parle, l’agroforesterie, les arbres dans les champs, ce n’est passé dans les mœurs que chez les 2 ou 3% d’agriculteurs convaincus, chez lesquels on observe parfois des choses merveilleuses. Il y a des signes encourageants qui prouvent que ça commence à bouger, mais c’est un combat de tous les jours.
– « Il y a dans l’agroforesterie une part d’utopie » dites-vous. Pourtant on est frappé par les solutions très concrètes que cette pratique met à notre disposition à la fois pour la biodiversité, la captation du carbone, la foresterie, l’agriculture, l’élevage…
Sans doute parce que le message agroforestier prend le contrepied de l’agriculture conventionnelle. Nous sommes vraiment dans une approche perpendiculaire. Au lieu de raisonner en termes d’économies d’échelles avec des parcelles de plus en plus grandes, de la monoculture, des machines et des infrastructures toujours plus grosses, de moins en moins de main d’œuvre, le recours aux intrants chimiques et aux engrais de synthèse, etc. l’agroforesterie se base avant tout sur un raisonnement écologique avec, au cœur, les interactions entre espèces. Une approche très peu présente dans l’agriculture d’aujourd’hui. Cette radicalité par rapport au modèle productiviste fait que certains y voient d’abord une forme de militantisme, ce qui a certainement desservi l’agroforesterie. Il se peut aussi qu’on n’ait pas su en parler comme il fallait et il y a sans doute un important travail de communication à mener.
– Votre livre est truffé d’exemples, j’ai beaucoup aimé la formule de Fabien Balaguer, directeur de l’Association française d’agroforesterie (AFAF) : « L’arbre est le frigo de la période estivale quand l’herbe vient à manquer ».
J’aime beaucoup cette expression qui est très parlante, notamment en France en fin d’été. Sous les arbres des champs, on a souvent du fourrage jusqu’à la fin de la période estivale pour les animaux, ce qui n’est pas le cas avec les fourrages annuels, souvent secs dès juillet voire avant ! En effet dans un espace arboré, les pâturages annuels subsistent plus longtemps car ils sont protégés par les arbres. Le fourrage des arbres lui-même, que les animaux apprécient autant que le fourrage herbacé, est aussi disponible pendant une période plus longue. On voit très bien cela dans le Gers par exemple.
Quant aux vertus de ces fourrages arborés pour les animaux, elles sont documentées. Saule, lierre, orme, peuplier, murier blanc, frêne, noisetier sont les espèces fourragères tempérées les plus appréciées et les éleveurs constatent que leurs bêtes broutent ces ligneux même au printemps quand l’herbe est abondante. De nombreuses études ont prouvé des effets positifs sur la productivité des animaux et sur leur santé.
– Autre preuve, s’il en fallait, du caractère précieux des arbres, « carat » vient de caroubier !
Le caroubier est un arbre extraordinaire, utilisé depuis l’Antiquité dans la région méditerranéenne. Ses graines ont longtemps servi d’unité de mesure pour les bijoutiers, puisqu’elles ont la particularité de toujours peser exactement 0,2 grammes. C’est de là que vient le mot « carat » qui mesure la teneur d’un métal en or. Mais le caroubier est surtout un arbre nourricier, on fabrique notamment de la farine en broyant ses gousses, c’est aussi un aliment pour le bétail, une plante médicinale, un bois de qualité… C’est un arbre emblématique de l’agroforesterie.
En France il est très rare, il y en a quelques-uns sur la côte d’azur, on espère pouvoir le faire pousser pour produire de la farine. Ce serait une petite révolution.
– Pouvez-vous nous dire quelques mots de la régénération naturelle assistée (RNA), une approche au cœur de l’agroforesterie ?
C’est une pratique très courante en Afrique sub-saharienne ou j’ai longtemps travaillé, sans doute le meilleur moyen d’avoir des arbres bien adaptés au climat et au sol, puisqu’ils ont germé tout seul sur place ou proviennent de rejets de souche. N’ayant pas été transplantés ou l’ayant été au tout début de leur croissance, leurs racines n’ont pas été malmenées. Ce sont les arbres qui résistent le mieux aux sécheresses. Cette méthode est déployée notamment pour la grande Muraille Verte en Afrique. Dans le Sahel, on a tendance à l’oublier, il ne pleut pas souvent mais quand il pleut les précipitations sont abondantes et pendant trois mois de l’année le paysage devient vert. Pendant cette saison des pluies il y a plein de choses qui poussent, donc protéger ce qui germe à cette période peut apporter des changements considérables dans la couverture du sol et la croissance des arbres.
– Cette approche de RNA que vous avez observée en Afrique, pourrait-elle être appliquée en France ?
Plus je m’intéresse à cette méthode et plus je me dis qu’elle pourrait être développée ailleurs, notamment pour nos haies ici en France. Généralement on achète des plants chez le pépiniériste qu’on met en ligne en bord de champs, alors que si on protège le champ et qu’on laisse venir la végétation naturelle, on voit très rapidement germer des frênes, des cornouillers, des noisetiers, des aubépines qui vont former une haie naturellement diversifiée, intéressante à de nombreux points de vue, et surtout beaucoup plus résistante que des plants de pépinière ! La seule précaution est peut-être de protéger les pousses pour éviter que les chevreuils viennent trop brouter les jeunes sujets. Mais on peut très bien imaginer une haie à partir de régénération naturelle assistée, c’est une méthode méconnue en Europe mais très développée en Afrique où elle a fait ses preuves. J’ignore pourquoi on ne s’en inspire pas davantage.
– Vous dites que les arbres peuvent changer le microclimat. Vraiment ?
Absolument, c’est très connu. Dans un paysage de bocage où il y a beaucoup de haies qui entourent les parcelles – on pense à des petites parcelles d’environ un hectare – en hiver les risques de gel sont diminués car la présence des arbres modifie le flux d’air froid dans les champs, et à l’inverse en été en cas de grosse chaleur les parcelles bocagères ont une température moins élevée que celles des parcelles sans bocage. Ça tamponne les variations de température.
Sans oublier bien sûr les autres contributions essentielles des arbres aux cultures : protection et stimulation de la vie des sols, diminution du ruissellement, meilleure infiltration et filtration de l’eau, apports d’éléments nutritifs, refuge pour les espèces auxiliaires, etc.
À plus grande échelle et dans une approche systémique, on mesure ainsi le potentiel des arbres qui contribuent indirectement au climat régional avec cette eau qui ne ruisselant plus reste dans le sol, aide les plantes à pousser, des plantes qui évaporent, produisent de l’humidité à l’origine des nuages et des précipitations.
– Donc je n’ai pas besoin de vous demander ce que vous inspirent les méga-bassines.
C’est une fuite en avant qui n’a pas de sens, il faut essayer au contraire d’adapter notre agriculture à l’évolution du climat et faire en sorte que l’eau qui tombe soit protégée dans les sols. On devrait plutôt parsemer les Deux-Sèvres de haies et de bocage pour obtenir le résultat recherché.
La ferme du 21ème devra de toute façon associer les arbres à l’échelle des parcelles et des paysages, et l’agroforesterie représente à ce titre la version ultime et aboutie de la transition agroécologique à venir. Cela me rend confiant sur l’avenir de l’agroforesterie, bien que compte tenu de l’urgence, il faudrait aller beaucoup plus vite.
Photo principale : arbres de la régénération naturelle assistée au Sénégal. Photo / Louise Leroux.
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