Gaspard Koenig : « S’il était bien articulé, le projet agroécologique pourrait être assez consensuel »

mardi 13 février 2024

Dans l’Origine du monde – Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent (Actes Sud, 2021), le professeur au Museum national d’Histoire naturelle Marc-André Selosse nous emmène dans un monde sous-terrain fascinant, palpitant de vie, dont on réalise qu’il recèle des solutions pour faire face aux défis du réchauffement climatique et de l’effondrement du vivant. On y apprend notamment le rôle clé de l’humus, cette couche superficielle formée par la décomposition de la matière organique et qui garantit la fertilité d’un sol. L’humus permet ainsi la vie du végétal, et consécutivement la nôtre.

Humus, c’est aussi le titre du dernier roman de Gaspard Koenig (Prix Interallié 2023), proposant à travers les parcours croisés de deux amis étudiants agronomes que les choix de vie vont irrémédiablement éloigner – Kévin se retrouvant à la tête d’une startup de vermicompostage, Arthur tentant une expérience de restauration des champs de l’ancienne ferme familiale, souillés aux pesticides – un narratif efficace pour éveiller notre intérêt pour un univers encore trop largement méconnu. C’est d’ailleurs en plongeant les mains dans la terre d’un potager où il fait des expérimentations « pas toujours très concluantes » que l’auteur, qui se définit comme semi néo rural, a eu envie de mieux comprendre le sol et plus particulièrement les vers de terre – protagonistes centraux du livre, véritables ouvriers de l’humus – « l’un des animaux les plus importants de l’évolution naturelle, celui sans qui tout s’écroule » résume-t-il.

Du livre, de ses différentes recherches et rencontres, l’auteur-politique tire une conviction : l’agriculture a besoin d’un « choc pisanien » en faveur de l’agroécologie. Il nous explique.

– Le philosophe Baptiste Morizot estime qu’il nous faut « vivifier et inventer une culture du vivant car celle-ci nous forcerait à penser autrement ce que l’on mange, et toute l’agriculture. » Est-ce que ce n’est pas cela qu’il faudrait mettre au-dessus de tout ?

Je pense qu’il est surtout très important, pour réconcilier ces deux mondes qui ont tendance à s’opposer de manière caricaturale – syndicats agricoles “classiques” d’un côté et ceux qui tiennent un discours écologiste de l’autre – de convaincre les écologistes que l’on peut produire, et les agriculteurs que l’on peut produire davantage avec la nature, en respectant les sols. Mais cela suppose de mettre en place d’autres politiques publiques.

Quant à la pensée écologique, je trouve l’approche d’Élisée Reclus, auteur anarchiste et écologiste de la fin du 19ème , très éclairante. Celui-ci nous incite à penser une écologie qui lie et connecte l’homme et la nature. À l’inverse de l’écologie politique contemporaine dont on a l’impression que l’objectif, pour caricaturer un peu, est de mettre tous les êtres humains dans des villes pour faire des économies carbone – indéniables – et de faire de la renaturation, du rewilding, dans le reste du territoire pour que la nature soit livrée à elle-même. Ce n’est pas du tout l’idéal de Reclus qui au contraire considère que l’anthropisation de la nature – qui est de toute façon aujourd’hui totale en Europe – n’est pas le problème en soi, le problème est la manière dont l’homme le fait. Car l’homme peut améliorer la nature en allant dans son sens, c’est-à-dire en respectant l’individualité du vivant et en accroissant sa diversité en allant dans le sens du processus de l’évolution naturelle.

« L’homme peut tirer profit de cette nature pour produire tout en la respectant, voire en participant de l’équilibre d’un écosystème. C’est tout le sens des associations qui sont pratiquées en agroforesterie. »

Dans la nature il peut arriver qu’une espèce invasive détruise la diversité et l’homme peut agir pour la reconstruire. Par conséquent chez Élisée Reclus il n’y a pas du tout l’idée de séparer l’homme de la nature, mais au contraire de renaturer l’homme d’un côté, c’est-à-dire en lui refaisant comprendre ce qu’il a en lui de sauvage, et de l’autre côté assumer que l’homme peut tirer profit de cette nature pour produire tout en la respectant, voire en participant de l’équilibre d’un écosystème. C’est tout le sens des associations qui sont pratiquées en agroforesterie, par exemple.

– Vous dites qu’il manque une réflexion systémique en matière d’agriculture et effectivement on a le sentiment que les transformations se font à la marge quand elles ne sont pas tout simplement abandonnées – le blocage sur l’objectif de 4% de jachères et la mise à l’arrêt du plan Écophyto sont révélateurs…

Aujourd’hui le problème est que nous sommes entre deux eaux et que le discours politique est extrêmement flou, on l’a vu d’ailleurs sur le plateau de l’émission « Agriculture : anatomie d’une chute » sur France 5, où nous avions un ministre de l’agriculture qui se disait favorable à l’agroécologie mais qui le lendemain faisait des annonces qui allaient exactement en sens inverse.

Les agriculteurs souffrent de cette contradiction – plus que de telle ou telle norme – et d’un sentiment de suradministration, car il y a des injonctions contradictoires permanentes entre un modèle de la PAC qui continue de les encourager à la production et des normes environnementales qui viennent les contredire, alors qu’on peut imaginer des politiques publiques qui au contraire permettraient une transition globale vers l’agroécologie.

En effet si la direction était claire et que l’ensemble de la politique publique se mettait en branle autour du projet agroécologique, nous n’aurions pas toutes ces oppositions, d’autant qu’il y a aujourd’hui une vraie prise de conscience du besoin de transition, avec beaucoup d’agriculteurs conventionnels qui comprennent de mieux en mieux la question des sols, qui retrouvent un savoir-faire et qui seraient prêts à faire cette transition. Je note d’ailleurs qu’en agriculture conventionnelle il y a déjà une réduction avérée de l’utilisation des intrants et une extension du couvert végétal – il suffit de prendre le train pour constater qu’il y a de moins en moins de champs laissés nus. Donc tout le monde va un peu dans cette direction, mais le problème est qu’il n’y a pas de projet assumé.

– C’est cela, le « choc pisanien » dont l’agriculture a besoin ?

Effectivement dans les années 60 Edgard Pisani, alors ministre de l’Agriculture, a théorisé, politisé, diffusé un modèle agricole que l’on appellera productiviste, de manière extrêmement claire et ferme, lequel a entraîné un mouvement de fond malgré des résistances (en particulier autour de la question du remembrement, ndlr). Aujourd’hui c’est un mouvement de fond vers l’agroécologie dont on a besoin. Ce projet agricole est d’ailleurs assez évident quand on lit la science moderne et contemporaine, notamment les rapports de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) qui s’orientent tous vers cette approche-là.

L’agroécologie, que l’on pourrait définir comme une agriculture qui permet la productivité par l’écologie, regroupe toutes sortes de variantes qui suivent à peu près toutes les mêmes principes, à savoir pas d’intrants de synthèse et pas de labour profond. Dès lors que l’on respecte ces deux piliers, on est sûr de ne pas faire de bêtise. Surtout, l’agroécologie est quelque chose qui peut être adapté à chaque terroir, à chaque besoin.

Ce serait un très beau projet national qui mobilise non seulement l’agriculture, mais bien au-delà. C’est d’ailleurs ce que tente de faire l’État indien du Madhya Pradesh depuis 5 ans avec succès. C’est un territoire différent du nôtre bien sûr, plutôt rural, mais les derniers rapports de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) constatent des rendements et des revenus en hausse, de même qu’une nette amélioration de la santé des populations.

Cette transition agroécologique, qui est nécessaire pour le vivant – les sols, les insectes, les vers de terre, les oiseaux, bref tout le monde – suppose davantage de main d’œuvre, donc un autre aménagement du territoire, le fait d’assumer une forme d’exode urbain avec d’autres politiques sociales, une autre organisation des subventions agricoles, une autre appréhension des paysages… C’est assez énorme en fait !

– Vous prônez depuis longtemps une simplification des normes. Mais cette simplification ne risque-t-elle pas de se faire au détriment de la transition écologique ?

Il y a un risque de confusion sur ce point. Pour moi le désir de liberté et de simplification est absolument lié à la nature, de manière fondamentale. Évidemment le problème est qu’aujourd’hui, en exigeant la simplification, qui est le reflet d’un mal généralisé dans notre société bureaucratique et centralisée, on risque beaucoup – et c’est précisément ce qu’il se passe – de simplifier les normes environnementales. Ainsi la simplification devient le paravent du déni écologique.

« La simplification devient le paravent du déni écologique. »

Évidemment je ne veux pas me porter caution de cela, puisque les rares normes qu’il faut garder sont précisément les normes environnementales. Surtout, simplifier ne veut pas dire adoucir, au contraire ! Une norme simple est une norme extrêmement contraignante. Une norme complexe est au contraire une norme qui crée une injustice entre ceux qui peuvent l’appréhender et ceux qui sont éloignés des centres de pouvoir et d’information et qui n’y comprennent rien. Mais ces normes complexes créent aussi des souplesses puisqu’elles sont mitées d’exceptions et de cas particuliers que les mieux informés vont pouvoir contourner.

Prenons l’exemple de l’agroécologie. Si demain une loi stipulait que l’on interdit les intrants de synthèse et le labour profond, ce serait une simplification massive. Or quand on a dit ces deux choses-là, on peut laisser tout le reste à l’ordre spontané, puisque pour respecter ces deux contraintes les agriculteurs seront obligés d’en passer par tout ce que l’on souhaite développer – haies, agroforesterie, couvert organique, inter-cultures, associations culturales etc. C’est un exemple un peu extrême sans doute, mais cela montre bien qu’une norme très simple se suffit à elle-même, elle n’appelle pas de distinguo, elle pose une contrainte telle que vous êtes obligé de trouver une solution vertueuse.

– En attendant le modèle agro-industriel fondé sur une agriculture conventionnelle domine largement, alors qu’on sait qu’il n’est pas viable, et malgré cela le pouvoir politique ne donne pas l’impression de vouloir fondamentalement changer les choses. Tout cela peut-il véritablement changer ?

Je note néanmoins que le ministre de l’agriculture parle positivement de l’agroécologie, ce qui n’aurait certainement pas été le cas il y a dix ans. C’est le signe qu’il y a des choses qui évoluent, en tout cas dans les discours. Je suis pour ma part convaincu que l’agroécologie est la modernité, et donc le monde de demain.

Toutefois il ne faut certainement pas commettre l’erreur de renoncer à l’impératif de production en agriculture. D’abord ce serait une erreur politique parce que cela condamnerait les écologistes à rester extrêmement marginaux, et je pense que ce serait une erreur économique, et surtout une erreur historique et agronomique, puisque les paysans ont toujours voulu produire plus.

Par ailleurs une culture respectueuse du sol est extrêmement productive, la permaculture est bio-intensive et produit davantage sur un hectare donné – évidemment avec beaucoup plus de main d’œuvre et différentes techniques – que du maraîchage conventionnel. Aujourd’hui les expériences menées par l’INRAE sur l’agroécologie montrent que l’on peut passer en agriculture de conservation des sols et néanmoins maintenir les rendements qui permettent de produire, de nourrir, et de faire des grandes cultures de céréales à l’échelle.

« Si on est uniquement dans l’imaginaire des micro-fermes en circuits courts, je crains que la transition soit inacceptable et extraordinairement longue. »

Je dis cela car si on est uniquement dans l’imaginaire des micro-fermes en circuits courts, je crains que la transition soit inacceptable et extraordinairement longue, surtout qu’on ne va pas exactement dans cette direction. Il faut certes encourager cela, mais il faut aussi laisser une place, au sein de contraintes agroécologiques, à un modèle qui permette d’avoir aussi des grandes exploitations, une agro-industrie qui transforme pour une population qui n’a pas accès à l’autoproduction ou aux circuits courts.

Aussi, dans cette logique, les mécanismes de marché ne sont pas à jeter avec la chimie. Il ne faut pas associer productivisme et capitalisme – d’ailleurs les pays soviétiques étaient extrêmement productivistes tout en étant absolument pas capitalistes, ce qui ne les a pas empêchés de massacrer l’environnement tout comme nous. Par ailleurs dès que l’on met des contraintes agroécologiques fortes, on peut parfaitement utiliser les mécanismes de marché pour accompagner et accélérer cette transition et la faire à l’échelle. Je pense notamment à la finance régénérative où l’on met en place à travers des compagnies de banques et d’assurances des mécanismes de financement de transition vers une agriculture de conservation des sols, une agriculture régénérative. Il ne faut absolument pas se priver de ces instruments-là.

J’écoute aussi les Soulèvements de la Terre qui disent souvent des choses très justes. Mais si le discours écologiste s’auto enferme dans un discours extrêmement politisé, anti-capitaliste, avec un idéal absolument inatteignable de millions de micro-fermes sur l’ensemble du territoire, on n’y arrivera pas, on va au contraire braquer politiquement des gens qui pourraient être des soutiens. Alors que ce projet agroécologique pourrait être, s’il était bien articulé, assez consensuel.

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