Le naturaliste Michel Munier publie L’oiseau-forêt, précieux recueil d’un demi-siècle d’affût dans la forêt des Vosges. Plus de huit cents nuits d’observations, sous un sapin, pour tenter de déceler les secrets d’un oiseau : le Grand Tétras.
Dans cette émouvante retranscription, faite à partir de carnets de notes accumulés au fil des observations, Michel Munier nous emmène véritablement avec lui, dans l’expérience de l’affût. Au fil de son immersion nous sommes frappés par cette réalité : nous avons largement perdu notre capacité d’émerveillement face à un monde sauvage pourtant si proche.
Or observer le grand tétras, c’est mieux comprendre l’univers complexe dans lequel il évolue et dont nous dépendons en partie. La forêt. Pour Michel Munier la survie du grand tétras aura été le combat d’une vie. Dans une ère géologique normale il aurait été quasiment impossible à l’échelle d’une existence humaine de voir une espèce disparaître. Lui assiste aux premières loges à l’extinction accélérée de cet oiseau mythique des Vosges, qui aura prospéré sur le massif pendant plus de 10 000 ans. Les causes en sont bien connues. Essentiellement le réchauffement climatique et un développement touristique anarchique.
S’il est désormais trop tard pour le grand tétras, il serait impardonnable de ne pas retenir la leçon qu’il nous a enseignée. Le photographe Vincent Munier, fils de Michel Munier, revient pour nous sur cette histoire de transmission.
– L’oiseau-forêt nous raconte la fin d’une espèce emblématique de nos forêts d’altitude, le grand tétras. Cet oiseau fascinant a nourri votre passion de l’affût, mais fort tristement l’espèce semble aujourd’hui quasiment éteinte dans les Vosges… en reste-t-il ailleurs en France ?
Effectivement il ne reste vraisemblablement plus qu’un mâle et deux ou trois femelles – des sujets âgés – donc on assiste à la fin du grand tétras sur le massif vosgien.
Quant au reste du pays, dans les Alpes il a disparu, il y en a encore dans le Jura ainsi qu’une sous-espèce dans les Pyrénées, mais la population baisse de manière générale en Europe de l’Ouest. C’est une espèce boréale très sensible aux conditions météo, qui a besoin d’hivers rigoureux. Des conditions qui disparaissent, comme a pu le constater mon père au fil des cinquante années d’observations retracées dans son livre.
Ces évolutions qu’il a méticuleusement documentées sont précieuses car on voit bien que nous n’avons plus les hivers que nous avions dans le temps. Or moins de neige, cela signifie plus de prédateurs pour cette espèce nidifuge, qui vit quasi-exclusivement au sol. Les hivers doux conjugués aux sécheresses et aux canicules à répétition fragilisent et modifient la structure de la forêt, le royaume du grand tétras.
Et comme si cela n’était pas suffisant on assiste également à un tourisme massif en forêt, en particulier sur le secteur des Vosges. On le voit avec nos pièges photos, il y a des promeneurs partout avec une forte pénétration y compris dans des zones où autrefois il n’y avait personne. Cela gêne considérablement la reproduction de ces oiseaux farouches.
– En voulant protéger le vivant les humains optent volontiers pour l’intervention. À ce propos un projet de réintroduction du grand tétras dans les Vosges vous fait bondir…
Effectivement, il est prévu qu’on aille prélever des animaux en Norvège pour les introduire chez nous, où on sait pertinemment qu’ils mourront puisque les conditions de leur survie ne sont plus réunies. Toutes les expériences précédentes menées en France, en Ecosse, en Europe de l’Est et ailleurs ont échoué, puisque ce sont des espèces extrêmement difficiles à réintroduire. Une expérience similaire a été tentée dans le Massif central où 600 oiseaux ont été relâchés. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’un !
En attendant, les élus locaux sont contents parce qu’ils ont l’impression d’être actifs et de faire une bonne action. On est dans la pure communication et dans le déni. Ça révèle surtout, encore une fois, un grand manque de connaissance du terrain et du vivant. Il faut vraiment sortir de cette logique interventionniste pour s’attaquer aux causes, essentiellement s’occuper de la biodiversité, et en l’occurrence de la qualité de nos forêts.
C’est le but du livre de mon père : tirer les leçons de ce que nous a enseigné le grand tétras. Beaucoup d’humilité.
– La fin annoncée du ski dans les prochaines décennies sous l’effet du réchauffement climatique, et donc la perspective d’un peu de calme retrouvé pour ces espèces très sensibles aux dérangements, est-ce une bonne nouvelle ?
On ne peut pas se réjouir de ce réchauffement car il entraine des effets désastreux sur la faune et la flore, mais il arrive effectivement que l’on soit content quand il y a moins de neige, car on constate que cela freine un peu les projets d’aménagement démentiels en montagne. Projets qui redeviennent d’actualité aussitôt la neige revenue.
J’ai grandi avec mon père qui est un écologiste de la première heure, on a toujours été dans ce combat pour la protection du vivant et il y a une chose qui ne change pas : les aspects économique et social prédominent. C’est toujours l’homme et l’emploi avant tout… On occulte l’essentiel. On se trompe complètement de combat.
– L’effondrement du vivant – en particulier des populations d’insectes – prend une ampleur inouïe, mais ce qui paraît peut-être plus incroyable encore, c’est de constater que globalement les gens s’en foutent un peu, non ?
Absolument, c’est LE grand drame. C’est pour cela que la question de la transmission est fondamentale. J’ai conscience de la chance que j’ai eue de grandir avec une famille qui m’a ouvert les yeux sur la beauté de la nature, c’est une situation privilégiée et je m’en émerveille tous les jours. À présent mon rôle est de diffuser cela, car on ne protège bien que ce que l’on connaît. Or nous sommes formatés très tôt dans un système qui nous enlève cet émerveillement, alors qu’il est à la portée de chacun. Il y a, très tôt, une cécité qui est dramatique. Dès que les enfants sont au collège ils sont formatés pour avoir un travail, « une bonne situation », consommer, et à l’arrivée on n’a plus conscience de ce que l’on perd. On ne se rend pas compte que c’est grave de ne plus avoir de grand tétras, de lucane cerf-volant, de bois mort… Sans parler de la dimension poétique qu’on fracasse très tôt, en même temps que la singularité des individus.
Nous sommes une espèce qui grandit finalement de manière extrêmement égocentrique, on ne comprend pas que nous sommes tous liés, interdépendants. On a beau le dire, le répéter, ça ne change pas !
Il y a un grand manque d’éducation, alors qu’au plus profond de chaque être humain il y a cette sensibilité à la beauté des autres et du vivant. Il faut la réveiller, c’est ce qu’on a essayé de faire avec mon père à travers ce livre L’oiseau-forêt, avec La Panthère des neiges ou encore mon film Ours, simplement sauvage. Pour montrer qu’on peut cohabiter avec les grands prédateurs. C’est assez significatif, cette non-acceptation de celui qui « dérange ».
– À travers ces récits on réalise que pour s’émerveiller du monde sauvage, encore faut-il savoir le regarder. Que vous inspirent ces nouvelles générations qui grandissent rivées sur le « feed » des réseaux sociaux ? Vous avez emmené Sylvain Tesson, qui promène comme vous un regard attentif sur le monde, pourriez-vous partager ce type d’expérience avec une influenceuse TikTok par exemple ?
À une autre époque, en 1903, John Muir avait emmené Theodore Roosevelt bivouaquer en forêt pendant deux jours tout seul, sans son cabinet, et c’est suite à cette expédition que le président américain a créé le parc national de Yosemite. Par conséquent j’imagine qu’il est possible de ramener dans la nature des gens qui en sont déconnectés, d’autant plus des personnes décisionnaires.
Après, il est certain que les écrans nous ont amenés à un autre niveau de déconnexion. Ils nous font vivre les choses par procuration, de manière très furtive et superficielle. J’avoue m’en tenir un peu éloigné. Peut-être est-ce une erreur et il serait bon d’y vénérer plus la beauté du sauvage que laisser place à la vacuité des influenceurs qui nous incitent à consommer bêtement des produits inutiles.
– Il y a certes quelque chose d’inquiétant dans ce phénomène de surexposition aux écrans, mais il y a aussi de l’espoir quand on voit que beaucoup de jeunes se mobilisent.
C’est vrai et il faut les encourager, accompagner l’élan de cette génération. J’ai apprécié le discours de ces jeunes étudiants ingénieurs d’AgroParisTech lors de la remise de leur diplôme. C’est tellement encourageant. De notre côté, on était d’ailleurs ravis de voir le succès de La Panthère des neiges auprès des jeunes. Pour ma part je demeure convaincu qu’une révolution des consciences est possible et la jeune génération joue un rôle essentiel.
De tout façon on doit avoir espoir, avancer, être dans le concret. Pour ma part je n’ai pas pris l’avion depuis le Tibet il y a 5 ans, et ce n’est pas faute d’invitations ! C’est dur car je réalise que ces voyages lointains dans le Grand Nord s’apparentaient à une sorte de fuite, liée au manque de place laissée aux bêtes sauvages dans notre pays, un pansement sur des plaies que je n’ai plus aujourd’hui. J’agis désormais localement, notamment en allant à la rencontre des écoles. J’ai dans ces moments-là le sentiment de faire ma part, même si j’ai bien conscience qu’un beau film ou un livre ne suffisent pas.
– Que pensez-vous de cette radicalité qui s’exprime à travers des actions-chocs, y compris désormais à l’initiative de scientifiques ?
Je la comprends tellement. Leur révolte est plus que légitime. On leur laisse un horrible héritage où les valeurs ont été basées majoritairement sur la croissance, le paraître, l’avoir…
Je me sens solidaire de ces actions. Elles sont des électrochocs qui sont nécessaires à ce stade.
– À propos d’héritage, le botaniste Francis Hallé propose de faire renaître une grande forêt sauvage, amenée à devenir un jour une forêt primaire, quelque part dans l’est de la France. La forêt des Vosges fait d’ailleurs partie des sites envisagés. Que vous inspire ce projet ?
Ce projet est nécessaire, même si je trouve que la surface est encore petite. Mais si on y arrive, ce serait vraiment fabuleux. J’ai assisté à quelques réunions et je me désole de voir qu’il y a des gens qui n’ont toujours pas saisi l’enjeu.
On se focalise toujours sur les emplois, la gestion, la maîtrise de l’homme sur la nature… Alors que ce projet a une belle dimension philosophique également. Évidemment qu’il faut le tenter. Sur 70 000 hectares c’est tout à fait possible : ce serait une sorte de laboratoire pour nos enfants, pour le futur, ce serait d’une richesse immense.
Laisser en libre évolution une forêt comme le propose Francis Hallé est un magnifique projet, mais il faut aussi avoir des forêts exploitées avec raison et bon sens, car on peut aussi y ramener de la biodiversité, en pratiquant par exemple la coupe sélective et en sortant du modèle des plantations d’arbres mono spécifiques.
– À travers le titre du livre on comprend effectivement qu’au-delà du grand tétras, il est aussi question de la forêt. Mais pas n’importe quelle forêt…
Dans ce titre – L’oiseau-forêt – il y a un côté totémique car cet oiseau est totalement inféodé à la forêt. Cette forêt que l’on réduit volontiers à du bois alors qu’elle est tellement plus, il y a tant de diversité ! Cette naturalité peut être exploitée, mais avec raison et bon sens. On n’est pas obligé d’être dans la logique de cette agriculture intensive que l’on retrouve aussi en forêt, où les monocultures d’épicéas ou Douglas rappellent des champs de maïs. On voit bien que ces plantations d’arbres sont de véritables déserts écologiques qui se révèlent extrêmement fragiles face au réchauffement climatique, avec l’arrivée de parasites ou virus.
Ce sont là quelques enseignements du grand tétras : il faut de la qualité, de la diversité, des clairières, des essences d’arbres différentes, d’âges différents, avec du bois mort au sol, un mélange de strates arbustives… un foisonnement de vie.
– Votre passion pour l’observation du vivant est avant tout une histoire de transmission qui a débuté avec votre père. Vous avez un jeune fils, marche-t-il sur vos traces ?
J’ai un fils de 12 ans que j’ai emmené bivouaquer très tôt sous la tente, dans la neige, dès l’âge de deux-trois ans. Est-ce qu’il sera aussi féru que mon père et moi, je ne sais pas. En tout cas je lui donne les valeurs qu’on m’a transmises très tôt et je suis ravi quand il m’appelle, tout excité de voir un Pic épeiche par la fenêtre.
« L’oiseau-forêt », un livre de Michel Munier publié chez Kobalann Editions. 256 pages accompagnées d’une soixantaine d’images d’archives et de photographies naturalistes.
Portrait de Vincent Munier (image principale) : Benoît Aymon.
L’amour de la nature, des choses et des êtres qui la composent nous oblige à la protéger car elle est merveilleuse. Toute notre survie dépend d’elle. Votre expérience est une école pour nous tous.