Jura, fragile paradis sauvage

dimanche 15 novembre 2020

Profondément enraciné dans le Jura, je parcours les paysages de ma région à la recherche d’instants natures, vrais, à portée de main. De ma passion j’ai fait mon métier : photographe-interprète, ou éducateur à l’environnement par la photographie. 

Chaque jour ou presque, je me rends dehors pour plusieurs heures à l’affût de la faune locale, dont les représentants les plus « patrimoniaux » sont le lynx, le loup, l’aigle royal, le grand-tétras ou encore la gélinotte des bois. La biodiversité du Massif est importante, du fait de la mosaïque de milieux présents et de leur relative conservation. J’ai plaisir à photographier la nordique chevêchette d’Europe et à rencontrer quelques semaines plus tard la cigale des montagnes !

Toutefois, cette belle diversité et l’apparente conservation de ces paysages forestiers, aquatiques et prairiaux sont mises à mal par des projets économiques qui frisent la folie. Parmi ces projets de territoire, j’en citerai deux qui ont un fort impact sur le haut-Jura, ma zone de prospection.

D’abord, le développement à tout prix des stations de ski de moyenne altitude, à grands renforts de nouvelles coupes forestières et d’installation de canons à neige artificielle, réduit les espaces de quiétude de la faune sauvage : gélinottes et chouettes de tengmalm n’ont qu’à aller voir ailleurs ! Outre cette raréfaction, les pompes qui alimentent les canons réduisent la quantité d’eau disponibles pour des lacs et rivières en certaines périodes de l’année.

Un autre désastre qui date de plusieurs décennies mais dont l’importance a littéralement « explosé » ces deux dernières années, est le broyage des roches affleurantes dans les pâtures par les casse-cailloux. Ces monstres affamés de calcaire avalent les têtes de roches affleurantes, mus de pierres sèches et autres lapiaz, le plus souvent pour un gain de rendement négligeable. Or, ce sont ces fameux affleurements sur lesquels je vais à la rencontre des sédums, des vipères et coronelles… ces niches écologiques qui font l’identité paysagère du haut-Jura sont en passe de céder leur place à de vulgaires prairies de ray grass abandonnées par les espèces endémiques et remplacées par des espèces beaucoup plus banales. D’hectares en hectares, les casse-cailloux changent inexorablement la configuration du relief et des réseaux karstiques, modifiant en profondeur la nature pour qu’elle soit davantage au service de l’Homme.

Et puis il y a ce réchauffement climatique. Je vois chaque hiver une neige de moins en moins abondante, des froids de moins en moins intenses et prolongés : lorsque j’avais 10 ans, je vivais des froids de canard à -20 degrés tous les hivers, au moins quelques jours d’affilée. Depuis trois ans, la falaise au pied de laquelle j’affûte le tichodrome échelette n’a gelé que deux jours. J’ai 36 ans, et cette rapidité d’évolution me fait froid dans le dos.

L’an passé, dans une combe au fond de laquelle se trouve une place de chant de grand-tétras, relique glacière emblématique des forêts d’altitude, j’ai pu photographier le torcol forestier, un oiseau qui affectionne les vergers de la plaine. On trouve de moins en moins de merles à plastrons mais de plus en plus de merles noirs. Le venturon montagnard a quasiment disparu, tandis que les guêpiers d’Europe aux mille couleurs s’installent sur la rivière d’Ain.

Plus que de disparition des espèces, je parlerais plutôt de changements brutaux dans les animaux observés, ceux de la plaine prenant la place de ceux de la montagne.

Je dresse ici un tableau à la fois attirant et sombre. Je suis plein d’espoir mais j’ai très peur.

Aux habitants du territoire, aux élus, aux décideurs, de prendre conscience de la richesse des paysages jurassiens, des oiseaux uniques qui trouvent leurs derniers refuges dans cette montagne. De cette identité qui fait l’attrait et la force de leur région. De part et d’autres des initiatives locales voient le jour, accompagnées par le Parc Naturel Régional du haut-Jura. Un réseau d’éducation à l’environnement s’est structuré et œuvre au jour le jour dans les écoles, les centres d’accueil, les réunions publiques… Des graines qui germeront pour accueillir des oiseaux, des idées, des pulsions d’avenir.

Julien Arbez est photographe naturaliste. Il est auteur du livre « Ma vie sauvage dans le Jura », une ode à la nature jurassienne.

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1 Commentaire

  1. Bourquard

    Cest tellement vrai, il faut le dire, le dire encore et encore, merci Julien

    Réponse

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