Les aînés, précieux témoins du réchauffement climatique et de l’effondrement du vivant

jeudi 09 novembre 2023

Pour comprendre le réchauffement climatique et l’effondrement de la biodiversité, il y a bien sûr les synthèses du GIEC et de l’IPBES (la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques).

Il y a aussi les témoignages de certains anciens qui nous donnent un précieux éclairage, à l’échelle locale. Rencontre avec Joël Sauvage, 74 ans, ancien instituteur, menuisier-ébéniste à ses heures.

Joël habite un petit village de Saône-et-Loire où il a vu au fil des décennies le réchauffement climatique et les pratiques agricoles remodeler le paysage de son enfance et anéantir une vie sauvage jadis foisonnante. Précisons que l’homme ne se revendique pas « écolo » au sens politique (la politique l’intéresse peu). Sa passion pour la nature résulte d’une vie entière à sillonner cette campagne qui l’a vu naître.

Joël s’informe comme peu de ses contemporains : il suit les actualités principalement sur le journal papier de Saône-et-Loire, lit beaucoup – passionné de Georges Sand – ne dispose pas d’Internet, d’email ou de téléphone portable – « le téléphone fixe me suffit » assure-t-il… Une vie simple, au contact de la nature, la tête et les pieds sur terre. Rencontre.

Pouvez-vous décrire en quelques mots la campagne de votre enfance ? Était-elle très différente de celle d’aujourd’hui ?

Oh oui, elle était très différente. La campagne de mon enfance était un paysage bocager : des petites parcelles, beaucoup de haies très touffues, une mosaïque de friches, de prés, de cultures de petites surfaces (1 hectare en moyenne), de forêts… une grande diversité d’espèces.

Que retenez-vous du remembrement, véritable bascule dans le mode de vie paysan ?

Le remembrement a eu lieu ici, dans le sud de la Saône-et-Loire, en 1970-71. Beaucoup de haies ont alors été arrachées, des arbres coupés, les parcelles agrandies.

Il faut réaliser que l’agriculture et l’élevage ont évolué davantage en 70 ans qu’au cours des 19 siècles précédents, en raison des progrès du machinisme et de l’industrie chimique (à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle).

Là où il y avait 50 exploitants en 1920, il n’en reste qu’un. Les surfaces cultivées se sont agrandies, comme le cheptel moyen d’un élevage a considérablement augmenté. Une seule tendance : récolter toujours davantage, élever toujours plus d’animaux. Il y avait déjà de gros propriétaires autrefois, certes, mais ils employaient beaucoup de main d’oeuvre : fermiers, métayers, ouvriers agricoles, ce qui faisait vivre beaucoup de gens.

Le bilan humain est donc désastreux sur tous les plans, de l’emploi à la santé. Car qui dit quantité dit agriculture et élevage intensifs, ce qui implique inévitablement utilisation de pesticides, d’engrais chimiques dont les agriculteurs ont été les premières victimes (en particulier les viticulteurs avec une augmentation préoccupante de certains cancers). L’agriculture biologique s’est certes développée depuis une vingtaine d’années, mais elle est difficilement rentable et devrait bénéficier davantage des indemnités de la PAC (qui au contraire, continue de privilégier les gros exploitants), car elle produit plus cher et n’attire qu’une clientèle suffisamment aisée.

De toute façon, les sols qui ont été cultivés pendant 30, 40, ou 50 ans avec des pesticides et des engrais chimiques ne peuvent pas être utilisés en bio car ils sont contaminés pour des dizaines d’années… C’est également le cas des eaux des rivières et de beaucoup de nappes souterraines. Des analyses complètes de l’eau et des sédiments nous révèleraient sans doute la présence de nombreuses molécules inventées par l’homme, néfastes à notre santé et n’existant pas à l’origine dans notre monde.

Vous avez longtemps pratiqué la chasse mais vous avez arrêté, constatant que la faune s’effondrait. À quoi ressemblait une partie de chasse il y a un demi-siècle, y avait-il vraiment plus de gibier, en nombre et en diversité ?

La chasse autrefois se pratiquait uniquement sur du gibier né sur le territoire à l’état sauvage et ce gibier était très abondant, aussi bien les espèces sédentaires – perdrix, faisans, lièvres, lapins de garenne, alouettes, grives… – que le gibier migrateur – bécasses, canards, cailles, etc.

Or aujourd’hui la transformation des paysages, dans la plupart des régions de culture, a entraîné la disparition quasi totale du petit gibier sédentaire et la plupart des faisans et des perdrix que l’on observe proviennent d’élevages et sont lâchés quelques jours avant l’ouverture de la chasse.

Le gibier a logiquement disparu puisqu’il ne peut plus se cacher, se nourrir, se reproduire. L’agriculture conventionnelle a empoisonné toute cette vie.

Autre conséquence désastreuse, comparable à l’histoire du silure pour la pêche : l’économie et la pratique de la chasse se sont orientées vers le grand gibier – le sanglier et le chevreuil – d’où la prolifération de ces espèces puisqu’on a protégé leur reproduction pour conserver un attrait pour la chasse.

Pour preuve, dans notre commune il se tuait dans les années 50 cinq ou six sangliers par an et trois ou quatre chevreuils au maximum. Aujourd’hui il se tue 20, 30 sangliers voire davantage, et autant de chevreuils. Il y a aussi les accidents de la route provoqués par ces animaux, les dégâts forestiers ainsi que sur les cultures et les pâturages, lesquels occasionnent d’importantes indemnités au profit des agriculteurs.

Qu’en était-il de la pêche ?

La pêche dans le Grison et la Grosne, les deux principaux cours d’eau qui sillonnent le territoire, autrefois très poissonneux, n’a plus d’intérêt aujourd’hui. Ces cours d’eaux sont logiquement pollués par les nitrates et les pesticides agricoles, mais aussi par les rejets des lagunes d’assainissement qui arrivent systématiquement aux rivières. Beaucoup d’espèces ont ainsi quasiment disparu : perches, brochets, truites. Seules les espèces les plus résistantes sont encore présentes : carpes, chevesnes, gardons, barbeaux, silures. Et toutes sont plus ou moins malades.

Ajoutez à ces pollutions le réchauffement de la température de l’eau dû au réchauffement climatique, et vous observez logiquement une modification considérable du milieu. Je me souviens qu’en 2007 un agriculteur me racontait qu’il avait été obligé d’installer une clôture électrique pour empêcher ses vaches de se rendre à la rivière pour boire. Plusieurs d’entre elles étaient mortes empoisonnées ! Il m’a d’ailleurs montré des analyses de cette eau : on y avait décelé d’énormes quantités de virus et de bactéries, à l’origine des maladies de son cheptel.

Parmi les espèces qui survivent dans ce milieu, il y en a une qui prospère et qui envahit toutes nos rivières : le silure. Ces poissons extrêmement voraces dévorent les autres espèces et il ne semble pas y avoir de limite à leur croissance, puisque certains spécimens atteignent allègrement les 100 kg. Aussi on retrouve de tout dans leur estomac : rats, pigeons, poules d’eau, canards, petits chiens… Sans nul doute il y aura un jour un accident avec un petit baigneur qui se retrouvera entraîné au fond par un gros spécimen, quand on sait que le silure est attiré par à peu près tout ce qui bouge ou se débat dans l’eau…

En attendant on est content de vendre des cartes de pêche et on glorifie les pêcheurs qui continuent de prendre les silures pour les mesurer, les peser, les photographier, puis les remettre à l’eau en toute inconscience. Cette eau où il n’y aura bientôt plus que… des silures !

Depuis 10 ans le rythme et l’intensité des sécheresses et des canicules s’emballent, si bien qu’un évènement autrefois exceptionnel devient la norme. Vous me disiez que le seul évènement comparable à ce que l’on vit depuis 2015, c’est la sécheresse de 1976. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Je me souviens effectivement qu’en 1976 la sécheresse a sévi dès le printemps jusqu’au 20 août. Il a fait chaud cet été-là, mais pas au-delà de 34-35°. Rien de comparable avec les températures que l’on relève maintenant. Surtout, quand la sécheresse s’est achevée nous avons eu des pluies quasi-continuelles entre la fin de l’année 76 et toute l’année 77. En fait, cette fameuse sécheresse de 76 a été un évènement isolé.

Et avant 1976, à quand faut-il remonter pour observer un événement comparable ?

Avant 1976 il faut remonter à 1893 pour trouver un évènement comparable. La sécheresse cette année-là a marqué les mémoires, elle est restée célèbre dans toute la France et quand j’étais enfant j’en entendais parler. Entre ces deux dates il y en a eu deux autres épisodes, moins marqués, en 1906 et en 1947.

Vous me disiez que l’année dernière le niveau d’une rivière avait baissé jusqu’à l’étiage datant du dernier record… en 1893. Un événement séculaire devient quasi-annuel, désormais ?

Absolument. Depuis 2015, nous sommes désormais victimes de chaleurs et de sécheresses importantes tous les ans. C’est d’ailleurs en 2015 que j’ai relevé ici pour la première fois une température de 40°. Même chose en 2021, 2022… et 2023.

Vous êtes propriétaire d’un verger avec des arbres fruitiers plantés par votre père. Quelles espèces y trouve-t-on et comment se portent-elles aujourd’hui ?

Dans ce verger qui fait 7600 m2, depuis quelques années nous avons vu mourir beaucoup de pommiers, cerisiers, pruniers. Des arbres anciens mais aussi des jeunes sujets. Et ceux qui ne sont pas morts sont en mauvaise santé : branches sèches, fruits qui tombent avant maturité…

Le verger de Joël.

Un peu partout en France on observe un dépérissement massif des arbres. Avez-vous déjà observé quelque chose de comparable dans le passé ?

Non. Avant 2015, seuls les vieux arbres mouraient de vieillesse…

Vous avez enseigné pendant 35 ans au sein d’une école élémentaire du village. Vous m’expliquiez que l’éveil à la nature ne faisait pas partie de l’enseignement dans la mesure où les enfants vivaient en contact étroit avec celle-ci. Pourtant, on a le sentiment que si la connaissance scientifique autour de la nature progresse, la connaissance du grand public a quant à elle régressé. Qu’en pensez-vous ? Faudrait-il généraliser les classes vertes ?

Pour se rendre compte de l’état des milieux naturels il faut vivre en contact étroit avec la nature et cela pendant une durée assez longue – une vie idéalement – pour constater les changements, les évolutions. Or ce n’est plus le cas de l’immense majorité de nos concitoyens.

Quant aux agriculteurs, les dernières générations ont été perverties par les intérêts des vendeurs de matériel agricole, de pesticides, d’engrais chimiques, etc. En quelques dizaines d’années tous les milieux naturels ont été touchés par diverses pollutions : air – eau – sol. Seules les régions montagneuses ou boisées ont été relativement épargnées. Les terrains cultivés intensivement sont les plus touchés.

On sait qu’il sera très difficile de revenir en arrière, mais il faut absolument que nous parvenions à provoquer une prise de conscience collective et les reportages et témoignages ne suffiront pas. Tout doit être mis en œuvre dans ce sens et dès le plus jeune âge, cela inclue les classes vertes bien sûr.

Y-a-t-il un livre qui vous a marqué particulièrement et que vous conseilleriez à la fois pour comprendre et s’émerveiller ?

Une de mes meilleures lectures de jeunesse fut « Bestiaire enchanté » de Maurice Genevoix. L’auteur montre une connaissance réelle des milieux naturels, des animaux et plus globalement un grand amour de la nature. Grâce à ce livre que j’ai reçu la note de 18/20 au bac de français. C’était en 1970.

Joël observe un de ses arbres. À gauche, le lit asséché du cours d’eau qui longe son verger.

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