Émilie Jeannin, l’éleveuse qui amène l’abattoir à la ferme

dimanche 31 janvier 2021

Quand les scènes insoutenables de tueries filmées dans les abattoirs ont été révélées aux grand public, beaucoup d’éleveurs ont été abasourdis, réalisant qu’ils abandonnaient leurs bêtes aux portes de l’enfer. Ce traumatisme agit comme un déclic pour l’éleveuse bourguignonne Émilie Jeannin.

À la tête d’une exploitation familiale pionnière en vente directe, engagée dans une démarche associant qualité et bien-être animal, la jeune femme est convaincue que les éleveurs doivent absolument garder la main jusqu’à la mise à mort. Elle décide alors de lancer avec son frère Le Bœuf Éthique, un concept de micro abattoir mobile développé en Suède. L’objectif : ramener de l’éthique dans le monde de la viande pour les éleveurs, les consommateurs et surtout les animaux. Sa première unité d’abattage, qui doit être mise en service en mai, leur offrira une fin de vie sans comparaison avec les pratiques en vigueur. Rencontre.

« J’ai toujours vécu comme une violence l’impossibilité d’accompagner mes animaux jusqu’au bout. »

En quoi consiste le concept du micro abattoir mobile ?

“Il s’agit d’un ensemble de 3 camions avec plusieurs remorques qui se rendent directement à la ferme pour procéder à l’abattage des animaux, leur évitant le traumatisme du transport vers des abattoirs souvent éloignés, où ils vivent un véritable supplice.

Dans notre système on ramène la mise à mort à la ferme. Une remorque est dédiée à la partie abattage, une à l’équipement du personnel, une remorque frigorifique et une dernière pour les cuirs et déchets acheminés auprès des différents prestataires agréés. Dans ce système on transporte de la viande, on ne transporte plus les animaux vivants qui eux restent à la ferme, avec leur éleveur, jusqu’à la mise à mort. Ils ne voient pas ce qu’il se passe dans le camion donc tout se fait très calmement.

Camion de l’entreprise Hälsingestintan en Suède de Britt -Marie Stegs – Sättra Gard

Notre première « unité d’abattage mobile » doit entrer en fonction en mai, actuellement on est en plein recrutement pour former les équipes qui y travailleront. On recherche des profils qui ont déjà travaillé en abattoir, à qui on dispensera un programme de formation avec des professionnels qui ont pratiqué ce mode de mise à mort à l’étranger.

Avez-vous rencontré beaucoup de freins avant de pouvoir concrétiser ce projet ?

Oui car on doit suivre les mêmes réglementations que celles des abattoirs fixes et en France on aime particulièrement se complexifier la vie, ça oblige à être inventif !

Les politiques en revanche ont vite compris l’intérêt et ils nous ont plutôt aidé (une disposition de la loi agriculture et alimentation a ouvert la voie en avril 2019 à l’expérimentation de l’abattage mobile). En revanche ce sont plutôt les acteurs économiques de la filière et les lobbies industriels qui nous ont mis des bâtons dans les roues.

« Certains membres de l’interprofession du bétail et de la viande (Interbev), qui réunit tous les professionnels de la filière de l’élevage aux rayons, ont tenté de dissuader nos partenaires de travailler avec nous en mettant la pression sur certains projets, notamment auprès des banques. »

Quel sera l’impact de l’abattage à la ferme sur le prix de la viande au détail ?

Il y aura forcément un impact car nous ne sommes pas du tout sur les mêmes cadences – environ 5 abattages par jour contre plusieurs centaines en abattoir industriel – donc ça revient plus cher. Mais le surcoût ne sera pas énorme puisque nous aurons un prix au kilo proche de celui du bio.

Ça reste toutefois difficile de comparer les prix car on ne connaît pas les vrais chiffres du coût de l’abattage en fixe, il y a une réelle opacité de la part des acteurs de la filière. Pour vous faire une idée regardez l’audition du dirigeant de Bigard devant la Commission des affaires économiques de l’Assemblée Nationale (à l’occasion des États généraux de l’alimentation).

Pour revenir à notre unité d’abattage mobile, on mise plutôt sur un modèle orienté vers la qualité, avec des petits volumes. En comparaison avec un volume total de 1,4 millions de tonnes de viande industrielle bovine par an, on sera plutôt entre 1 000 et 1 500 tonnes par an en plein régime.

Une fois la première mise en service réussie fin mai 2021, on se focalisera sur le développement car notre objectif est de nous développer rapidement sur l’ensemble du territoire afin d’avoir une offre plus large et surtout faire en sorte qu’un maximum d’animaux et de consommateurs puissent en bénéficier.

Depuis quand l’abattage industriel à la chaîne est-il devenu la norme ?

Autrefois il y avait beaucoup d’abattoirs dans les petites villes avec une salle de tuerie adjacente à la boucherie, mais à cette époque l’abattage était une mission de service public car l’Etat devait garantir l’accès à une viande saine. On avait alors des abattoirs subventionnés jusque dans les petites communes.

Puis dans le cadre de la construction européenne la France a fait le choix dans les années 50 de calquer sa législation sur la nouvelle réglementation européenne. Ainsi l’abattage a cessé d’être un service de salubrité publique et n’a donc plus été financé par l’Etat. En Allemagne à l’inverse, on a continué avec deux types de réglementations, une locale et une européenne. Résultat : on dénombre 3 500 abattoirs outre-Rhin, certains à l’échelon local des landers, d’autres pouvant commercialiser la viande dans toute l’Europe, comme chez nous.

En France à l’inverse nous n’avons plus que 248 abattoirs, notre modèle ayant favorisé la concentration des acteurs. En effet les petits n’ont pas pu suivre entre une législation très contraignante et une absence de soutient de l’Etat. Beaucoup d’abattoirs municipaux ont ainsi été mis en faillite et vendus au franc symbolique. Des maquignons comme Bigard ont su tirer parti de cette situation, rachetant successivement les abattoirs en faillite. C’est ainsi qu’en 40 ans la famille Bigard est devenue la 157ème fortune de France en centralisant les capacités d’abattage jusqu’à faire la pluie et le beau temps sur le marché. On l’oublie en voyant leurs steaks emballés sous marque Charal en rayons, mais Bigard ne pratique pas l’élevage. Uniquement l’abattage à la chaîne.

« On est passé d’une notion d’élevage à une notion de production animale où on transforme les animaux en matière ».

Vous sentez que les choses vont dans le bon sens en matière de consommation de viande ?

Il y a malheureusement beaucoup de signaux négatifs sur la viande, avec des raccourcis trop faciles, très souvent mensongers. Or en France, dans les zones dédiées à l’élevage, on a beaucoup d’animaux élevés en zones herbagères, du Massif Central à la Bourgogne en passant par les Alpes et les Pyrénées où la géographie rend la culture compliquée.

Ces élevages sont injustement critiqués comme étant polluants alors qu’au contraire beaucoup sont vertueux, avec des animaux qui consomment le fourrage local, n’utilisant pas de soja OGM ou d’autres produits d’importation.

Heureusement il y a aussi des signes très encourageants, avec des consommateurs qui s’informent de plus en plus et qui sont prêts à faire changer les choses. Sur la plateforme de financement participatif Miimosa par exemple, nous avons réussi à lever 250 KE en cinq jours, ça nous a surpris ! Ça prouve que les gens sont prêts à se mobiliser pour avoir une alimentation de qualité. Il y a beaucoup de citoyens, de mangeurs, qui ne sont pas si idiots qu’on veut le faire croire. Clairement il y a de belles choses qui se passent du côté des consommateurs.

Où trouvera-t-on la viande issue de vos unités d’abattage mobiles ?

A priori pas dans les grandes enseignes car on ne va certainement pas travailler avec ceux qui nous ont fait crever et qui roulent tout le monde dans la farine à commencer par les consommateurs. Donc plutôt chez les professionnels qui ont une certaine éthique, les métiers de bouche avec lesquels on partage des valeurs… vos petits bouchers de quartier par exemple.”

La Ferme d’Émilie, passionnant documentaire-portrait sur l’éleveuse et son projet d’abattoir mobile.
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