11 juillet 2025

« Less is luxe ». C’est par ces trois mots que Kim Kardashian a annoncé sur Instagram vouloir incarner une nouvelle philosophie, aux antipodes de son train de vie habituel, publiant un portrait d’une sobriété qu’on ne lui a jamais connue. La star y apparaît transfigurée, posant près d’un arbre, vêtue d’un simple sari vert. Et l’influenceuse aux 350 millions d’abonnés d’expliquer son revirement par ces mots : « Peut-on vivre heureux avec moins ? À 44 ans, je réalise – comme on dit, mieux vaut tard que jamais – que la consommation à outrance est une impasse. Aujourd’hui, je suis milliardaire. Est-ce qu’avoir 1 milliard de plus me rendrait plus heureuse ? Je n’ai pas besoin de tout cet argent. J’ai donc décidé de donner 90% de ma fortune – 1,5 milliard de dollars – à des organisations qui se mobilisent pour préserver notre maison commune.

Le bonheur se trouve dans la simplicité, la sobriété, la générosité… l’harmonie avec la nature. J’espère que ma démarche en inspirera d’autres ! ».

N’allez pas sur le compte Instagram de Kim Kardashian. Elle n’a bien sûr jamais écrit ces mots.

Bien au contraire, il est fascinant de constater que les influenceurs les plus puissants du monde occidental – en termes d’audience – sont aussi, très manifestement, ceux qui ignorent le plus l’environnement, si l’on en juge au mode de vie qu’ils valorisent auprès de leurs communautés. Voyages en jet, virées dans l’espace, signes extérieurs de richesse, produits de beauté, chirurgie « esthétique », jeux vidéo, pop-corn (!)… Autant de joyeusetés qui, si elles étaient démocratisées, comme l’espère la très à la masse Katy Perry à propos de son petit tour dans l’espace avec 5 autres femmes riches, ouvriraient les portes de l’enfer climatique bien avant la fin du siècle, compte tenu des bombes carbone que lâchent quotidiennement ces personnes.

Ce constat pose une question essentielle, et d’autant plus pressante que nous sortons d’une nouvelle vague de chaleur exceptionnelle marquée au fer rouge du changement climatique, coïncidant avec une préoccupante série de reculs environnementaux (le fameux “backlash écologique”) : comment réorienter l’imaginaire collectif vers des modèles à la fois durables et désirables ?

Pour quoi opérer la transition ?

Dans son best-seller « Start with WHY » (“Commencer par pourquoi – Comment les grands leaders nous inspirent à passer à l’action“) Simon Sinek rappelle le contexte du grand discours de Martin Luther King sur les marches du Lincoln Memorial à Washington en 1963.

« I have a dream »…  Martin Luther King parlait avec foi et conviction, il ne se contentait pas de marteler ce que les Américains devaient faire. Comme le souligne avec humour Simon Sinek, il disait « I have a dream », et pas « I have a plan » ! Aussi les gens qui partageaient ce en quoi il croyait ont repris sa cause, se la sont appropriée. Et ce discours fut l’un des points culminants du mouvement des droits civiques aux Etats-Unis, avec la transformation profonde que l’on connaît.

En France, alors que plus de 80% des personnes interrogées dans les dernières enquêtes d’opinion se disent inquiètes du réchauffement climatique et estiment qu’il est important de mettre en place des actions pour s’adapter, la société peine à se mettre en mouvement. Nous manquerait-il un Martin Luther King de la cause climatique ?

Incarner l’écologie autrement

L’écologie politique en France cultive une aversion assumée pour la figure du leader charismatique, lui préférant une approche plus horizontale et collective. Une stratégie certes louable, mais qui dans une société habituée aux incarnations, mériterait sans doute d’être repensée.

Ajoutons que la culture de lutte qui domine au sein des mouvements écologistes n’aide pas non plus à développer l’imaginaire du monde d’après – le fameux récit. De fait, on y dénonce et on alerte plus souvent qu’on y aspire à un grand projet, et lorsqu’on propose c’est souvent sur les moyens (décarbonation, sobriété, régulations) plutôt que sur la vision d’un futur réinventé, possible, désirable.

Ce faisant, on peine à embarquer le public et consécutivement les décideurs.

Renverser la table en matière de communication

François Gemenne, président du Conseil scientifique de la Fondation pour la nature et l’homme et membre du GIEC estime que « si l’on veut que cela marche, il va falloir renverser la table en matière de communication (…) Il faut montrer qu’il y a plein de bénéfices au niveau individuel : pour la santé, pour le confort, pour le portefeuille. Et aussi des bénéfices pour les entreprises, en termes de compétitivité, d’attractivité ou de baisse de certains coûts. » (France Info, 31 mai 2025).

La chercheuse en sciences cognitives Mélusine Boon-Falleur (CRIS – SciencesPo) ne dit pas autre chose quand elle observe que si l’on a considérablement progressé en matière d’information, et consécutivement de prise de conscience sur la question de l’urgence écologique – 8 personnes sur 10 dans le monde disent avoir vécu les effets du changement climatique – beaucoup reste à faire en matière de communication autour des solutions, où l’on constate un important déficit de connaissance.

Or d’après la chercheuse, la communication autour des solutions permet justement, si elle est bien contextualisée, de lever certains freins cognitifs et ainsi d’accélérer le passage à l’action. Notamment sur le terrain de la norme sociale et de la réputation :

– Lorsque les comportements vertueux s’inscrivent dans une tendance, la mise en dynamique de l’information peut être un levier efficace pour provoquer la réflexion « Je peux changer ». Dire par exemple « de plus en plus d’individus réduisent leur consommation de viande » se révèle plus efficace que de dire « certaines personnes réduisent leur consommation de viande ».

– En tant qu’espèce sociale, nous attachons naturellement de l’importance à ce que les autres pensent de nous. Plusieurs expériences menées, visant à rendre plus visibles les initiatives individuelles, ont ainsi permis d’identifier la réputation comme un mécanisme puissant pour pousser les gens à passer à l’action (comme en témoignent les influenceurs et leur pouvoir prescripteur).

En outre, pour éviter le sentiment d’impuissance résultant d’une communication focalisée sur le problème de l’urgence écologique, il est essentiel d’arriver à parler davantage des solutions et des choses qui fonctionnent, et démontrer ainsi que l’engagement est utile.

Deux domaines apparaissent ainsi particulièrement propices à l’émergence d’un récit mobilisateur, parce que les transformations qui y sont engagées produisent des effets performatifs, visibles et rapides : l’agriculture (1) et les jardins privatifs (2).

1. Ébranler le dogme mortifère de l’agriculture industrielle

L’agriculture est certes à ce jour le deuxième secteur le plus émissif de gaz à effet de serre (GES) derrière le transport, avec 20% des émissions totales en France, elle est aussi le seul secteur à représenter un levier potentiellement majeur de stockage du carbone et de restauration de la biodiversité, là où la plupart leviers connus en matière de transition écologique (énergie, transport, contruction, etc.) visent essentiellement à réduire l’impact (les émissions).

Autant de raisons d’accélérer la transition agricole. Pourtant l’agriculture reste en proie à un modèle industriel dominant, remarquablement décrit dans l’enquête Silence dans les champs du journaliste Nicolas Legendre. L’auteur y assemble le puzzle du très hégémonique complexe agro-industriel breton – berceau du modèle productiviste français – à travers les témoignages de dizaines d’acteurs de la filière. Extrait :

« À l’autre bout du spectre, militants écologistes, représentants des syndicats agricoles minoritaires et partisans d’une « autre agriculture » jouent également des coudes pour faire avancer leur cause. Le rapport de force, cependant, ne leur a jamais été favorable ».

Séquence de l’arrivée du tracteur dans la cour d’une ferme, tirée du documentaire Nous paysans.
Séquence de l’arrivée du tracteur dans la cour d’une ferme, tirée du documentaire “Nous paysans” (voir liens ci-dessous).
Séquence de l’arrivée du tracteur dans la cour d’une ferme, tirée du documentaire “Nous paysans” (voir liens ci-dessous).

Le contexte politique et économique qui a permis à ce modèle agricole de se développer au lendemain de la Seconde Guerre est bien connu. Il s’agissait de faire de l’agriculture un fer de lance de la reconstruction et de la modernisation de l’économie française.

Le récit de cette agriculture « moderne », s’appropriant la notion de progrès, imprègne ainsi depuis plus d’un demi-siècle l’imaginaire collectif et arrime les consommateurs aux dogmes d’une alimentation nécessairement « moins cher » et d’une prétendue « souveraineté alimentaire » invoquée ad nauseam par ses porte-voix – grandes coopératives, groupes agroalimentaires, syndicats majoritaires, responsables politiques, relais d’opinion, etc.

Récit Contexte – Acteurs : l’urgence d’un réalignement

En 2025 le contexte a pourtant profondément changé. Le changement climatique figure parmi les principales préoccupations des Français et la nécessité d’un virage à 90 degrés en faveur d’un modèle fondé sur l’agroécologie est soulignée par un nombre croissant d’acteurs et d’institutions, parmi lesquelles l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE).

Le biologiste Marc-André Selosse calcule même que si nous augmentions chaque année la teneur en matière organique des sols (l’un des principes phares de l’agroécologie) de 0,4%, cela compenserait tout le carbone que l’humanité émet dans l’atmosphère cette année-là.

Et cela tombe bien, car la plupart des sols agricoles manquent de matière organique et le fumier, matière organique autrefois répandue sur les champs, a été remplacé par des engrais minéraux fortement émetteurs de gaz à effet de serre. Or la matière organique ne manque pas : c’est le fumier issu de l’élevage ou les déchets organiques de nos poubelles.

Cela montre qu’avec une autre agriculture fondée sur l’agroécologie on peut à la fois réduire les émissions de gaz à effet de serre, capter et stocker l’excès de carbone, tout en améliorant le fonctionnement des sols et régénérer la biodiversité.

Lire : Le sol, potentiel sauveur ou fossoyeur de l’humanité (interview de Marc-André Selosse)

L’essayiste Gaspard Koenig, très mobilisé sur les enjeux agricoles, estime que cette transition est engagée et qu’elle est inéluctable. Reste à l’accélérer en s’en faisant les relais, en tant que citoyens (votants) et consommateurs avertis (!).

L’exemple de l’Andhra Pradesh en Inde, le plus important projet d’agroécologie au monde

En Inde, l’État de l’Andhra Pradesh s’est lancé dans un pari audacieux : accompagner six millions de foyers agricoles représentant au total huit millions d’hectares vers une agriculture sans produits chimiques d’ici 2031. Ce modèle, appelé “Natural Farming”, repose sur des principes universels d’agroécologie : pas d’intrants, des sols maintenus couverts et vivants, une forte biodiversité, l’usage de semences indigènes et la restauration des équilibres naturels. À la clé : des sols régénérés, une meilleure rétention de l’eau et du carbone, des rendements stables, une hausse des revenus agricoles et une plus grande résilience face aux sécheresses et inondations.

Lancé en 2016 avec 40 000 agriculteurs, le programme en mobilise aujourd’hui plus de deux millions.

Si la généralisation de l’agriculture naturelle en Inde est encore loin d’être acquise face au système agricole industriel issu de la « révolution verte », elle n’en demeure pas moins un remarquable exemple de redirection écologique portée par les communautés locales – essentiellement les femmes – et capable d’embarquer un État tout entier. 

2. Révolution dans les jardins : sauver le vivant… à la maison !

Dans un article publié le 30 mars 2025, Le Monde décrit le phénomène des obligations réelles environnementales (ORE) – un dispositif inventé par la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages de 2016 – prévoyant que dans les espaces concernés par ce dispositif – des parcelles privatives essentiellement – la nature sera laissée en libre évolution et n’y sera nullement exploitée, échappant aux engins à moteur, pesticides, aménagements, déboisements, etc. Après un démarrage lent, observe le quotidien, plusieurs centaines d’ORE ont été signées chez le notaire par des particuliers, depuis 2022, avec des associations écologistes, des conservatoires d’espaces naturels (CEN) ou des collectivités locales.

Au-delà de l’impact potentiellement majeur sur la sauvegarde de la biodiversité si ce dispositif venait à se déployer plus largement – rappelons qu’il existe en France 17 millions de jardins privatifs couvrant une superficie totale de 1 million d’hectares – on en apprécie les bénéfices quasi-immédiats, et visibles !

« Il n’y a pas de règle stricte si ce n’est une intervention minimale. Chez moi je constate avec le temps que moins j’interviens, mieux mon jardin se porte » observe Éric Lenoir, le pape du jardin Punk et pionnier du rewilding à l’échelle des jardins.

Conclusion : on a les solutions, manquent les histoires

Face à la crise écologique, on voit bien que ce ne sont pas les solutions qui manquent, mais les histoires. Celles qui inspirent au-delà des cercles engagés, et favorisent de véritables basculements.

Imaginez à présent qu’il prenne l’envie à Kim Kardashian de se réinventer en influenceuse du vivant…

Kim K. X Vandana Shiva
Kim K. X Vandana Shiva

« Les récits sont des façons de faire exister des mondes. […] Il faut donc raconter une autre histoire, parce que celle qui continue d’être récitée, celle du Progrès, du développement, de la modernisation, ne fait plus monde. » Bruno Latour, Où atterrir ? (2017).

Photo principale : coucher de soleil sur le pont du Golden Gate à San Francisco. Crédits : Ian Turner.

Sources :

Conférence de Vijay Kumar (Institut Agro Montpellier).

En Inde, l’Andhra Pradesh se convertit à l’agroécologie (Le Monde).

« Il y a tellement d’oiseaux, d’insectes, ça chante, ça vole, ça se déplace, ça foisonne » : ces jardins « vivants », où la nature est libre d’évoluer (Le Monde).

« Le seul moyen de lutter contre les gaz à effet de serre est de montrer comment la transition est bonne pour le portefeuille et la compétitivité », estime François Gemenne (France Info).

“Backlash” écologique : attention à la prophétie auto-réalisatrice (Parlons Climat).

– Documentaire « Nous Paysans » (France TV)

– Documentaire « Tu nourriras le monde » (Parleur.net)

Pesticides : les lobbies de l’agro-business ont-ils gagné ? (France TV).

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