« Respecter la nature, cela passe par le respect de l’autre. » Thomas Bouvatier, psychanalyste

mardi 13 avril 2021

Docteur en psychopathologie clinique, psychanalyste, chercheur sur les dérives radicales et auteur du “Petit manuel de contre-radicalisations”, Thomas Bouvatier alerte sur la toxicité d’attitudes de personnes qui ne veulent pas faire de compromis, notamment sur un sujet aussi crucial que l’écologie, qui demande la participation du plus grand nombre. Rencontre.

Qu’est-ce qui caractérise la radicalité ?

Thomas Bouvatier

« Vivre en commun, c’est partager un don et une dette, autrement dit des droits et des devoirs. Or la radicalité, qui est considérée dans le dictionnaire comme un absolu, refusant tout compromis qui viendrait l’entamer, exige une dette extrémisée pour un don absolu. Si on écoute Trump, Poutine, Erdogan ou Bolsonaro, tous ont en commun de donner des espoirs qui paraissent assez dingues : promettre à leur peuple de faire renaître leur gloire passée (« Make America Great again », la Grande Russie, le Califat…) : un don donc. Pour l’écologie radicale, c’est : « Make Gaïa Great Again ». Mais pour mériter cette promesse d’absolu, il faut obéir à un agenda très stricte : une dette. La radicalité consiste ainsi, au nom d’une dette et d’un don excessifs, en la destruction d’un commun pluriel. C’est à dire une abrasion de la singularité dans un groupe qui ne reconnaît pas la différence d’opinion. On est avec, ou contre. C’est tout ou rien. Et le compromis étant considéré comme une trahison insupportable, la première personne ayant un minimum d’esprit d’ouverture étant jugée comme un traître, vous pouvez imaginer l’ambiance…

Après soyons honnêtes, la radicalité nous concerne à peu près tous, plus ou moins. Que cela soit dans un couple, une famille, au travail, dans le sport, une bande d’amis adolescents, une idée politique ou une croyance religieuse… On a tous plus ou moins envie d’être à fond dans quelque chose, de croire à un absolu, de correspondre à une certaine image, de ne pas supporter la critique. Mais ce désir est plus ou moins puissant selon chacun et s’inscrit plus ou moins dans la durée.

Être radicalisant finalement, c’est ne pas comprendre que la société est régie par du complexe, de l’inconnu et de l’évolution. Complexe car rien n’est simple, inconnu car on ne sait pas tout, il y a constamment des choses à découvrir, et l’évolution car toute chose, toute personne et toute société se transforme en continu. Il faut donc inscrire dans cette transformation les agents qui seront le ferment d’une transformation générale. Ce sont malheureusement des processus qui prennent des décennies, en atteste par exemple l’évolution du droit des femmes.

Quand on pense à l’écologie où l’idée d’une écologie radicale fait son chemin face à l’urgence climatique, est-on sur le même terrain ? La radicalité peut-elle être vertueuse ?

Je comprends l’urgence climatique, le besoin de diffuser cette information le plus possible, pour qu’un maximum de personnes la fasse sienne avant de la transformer en actions, qui peuvent s’accompagner de frustrations. Mais celles-ci ne devraient pas être jugées comme étant excessives, et à mon avis ça doit aussi être compensé par le désir, le don. On doit proposer une manière de vivre différente et désirable collectivement et individuellement. En d’autres termes il convient de ne pas oublier la carotte, de convaincre de l’urgence sans forcément culpabiliser les gens à outrance. Car ce qui est important, c’est le changement de comportement. La question est : ce changement peut-il être efficace sans se faire de manière radicale, dans le sens de totalitaire ? On a vu ce qu’une augmentation de la taxe sur le carbone a donné avec la crise des Gilets Jaunes. Simple problème de communication ou plutôt de compréhension de la réalité du terrain social ? Trop de dette, pas assez de don et voilà une brusque aspiration à la révolution qui se concrétise. Le défi est donc de taille !

Il me semble d’abord qu’il ne faut pas laisser l’urgence climatique aux mains de personnes qui l’utilisent pour justifier leur radicalité individuelle. Car la radicalité est d’abord une disposition personnelle qui préexiste à l’événement. La personne qui se présente comme un écologiste radical était extrémiste avant de s’engager dans son mouvement politique et l’est en dehors de l’écologie. Sa manière de parler de la pollution peut être tellement excessive, injurieuse et méprisante, qu’elle risque de braquer des gens et de stimuler d’autres radicalités, par exemple anti-écologiques, qui vont profiter de la moindre exagération ou injustice des écolos, pour justifier de leur taper dessus.

« L’écologie radicale n’est pas propriétaire de l’écologie, elle n’est qu’un de ses sous-ensembles. Il me paraît dangereux que ceux qui ne sont pas sensibles à l’écologie fassent l’amalgame. Sinon, à une autre échelle, c’est comme confondre les islamistes avec et les musulmans, ou les croisés avec les chrétiens. » 

Vous avez dit « Bobo » ?

La radicalité s’observe ainsi chez les détracteurs des « écolos ». Par exemple je suis atterré par le fait qu’avec un comportement écoresponsable on puisse encore se faire traiter de bobo avec un mépris hallucinant. « Vous, les bobos… » voilà un mot valise essentialisant. On assimile le bobo à un type écervelé, un peu efféminé, un mec des villes un peu mélangé, pas un homme du terroir… en clair, une sorte de sous-homme. On le sort de l’humanité.

Cela me rappelle une anecdote lors d’un covoiturage. Lorsque je fis remarquer que les abords de l’A6 étaient jonchés de déchets, on m’a taxé d’écolo !

Oui, c’est lamentable. Alors même qu’on a un discours de bon sens on peut être taxé de radical par… des personnes radicales. Parce que les radicaux sont ceux qui ne veulent pas faire de compromis dans leur mode de vie ou leur comportement, ceux qui ne sont pas écolos peuvent vous dire : « Tu me casses les c…. » quand on leur demande de trier leurs déchets. C’est pourquoi cette notion de désirabilité me semble très importante. Car on a besoin de faire entrer un maximum de monde dans l’équation.

« Cette notion de désirabilité me semble très importante. Car on a besoin de faire entrer un maximum de monde dans l’équation. »

Ceci dit, au-delà de la capacité à créer du désir dans le changement, il y a aussi le changement par la souffrance. J’aborde cette réflexion dans un de mes romans, La pigmentation du caméléon : combien de fois la famille des caméléons a dû se faire bouffer pour apprendre à mettre au point des techniques de camouflage ? Est-ce qu’un homme peut changer et à quel point devra-t-il souffrir avant de comprendre qu’il faut qu’il change ? Combien de catastrophes climatiques et de morts va-t-on endurer avant que l’humanité prenne conscience du problème et que cela soit suivi d’actes adéquats ?

Quand on va voir un psy, c’est qu’on en a assez de subir la répétition d’un schéma toxique. Pour changer il faut en avoir profondément marre de souffrir et en même temps désirer quelque chose de différent qu’on sent bénéfique pour soi. C’est pour cela que sans ces trois composantes, dette, don et souffrance, on ne peut pas opérer un changement.

A partir de là, il s’agit de mettre en place une communication générale de poids, pour qu’on comprenne dans notre chair, dans notre quotidien, ce que ça cause le plastique dans le corps, dans la mer où l’on se baigne, ce que ça cause la pollution de l’air dans les poumons et dans les nerfs, ce que ça cause les tempêtes à répétition sur les toits des maisons, les voitures, les forêts où on aime marcher, le réseau électrique, le chauffage, ce que ça cause la montée des eaux sur le littoral, les crues des rivières et des fleuves dans les villages et bientôt les villes. Ça a l’air d’un scénario catastrophe ? C’est pourtant la réalité. Le gouvernement ne peut pas directement s’en occuper, car l’industrie autour des polluants est encore trop importante, les emplois qui en dépendent sont bien trop nombreux. D’où l’intérêt de réunir des fonds privés, participatifs, sans couleur politique pour éviter les récupérations et les oppositions. Ensuite, à côté de ce discours, il faut montrer les bonnes attitudes, non anxiogènes, avec des personnalités avec qui on peut s’identifier. Et ne pas hésiter à mettre du positif, du constructif. C’est une articulation des trois. Vu la situation, on n’a pas vraiment besoin de les extrémiser…

Mais est-ce que l’urgence climatique ne va pas imposer, de fait, une forme de radicalité ?

Il faut une réflexion puissante pour changer la donne maintenant et à long terme, afin que l’écologie devienne un style de vie, une philosophie, tant son enjeu nous concerne tous, quelques soient nos différences. En attendant je suis très inquiet de l’absence de prise en compte d’une telle communication ni du fonctionnement psychologique des individus dans cette problématique. Il y a pourtant un formidable levier pour faire émerger une société plus ouverte à l’altérité en général et plus respectueuse de celle-ci. L’altérité, c’est ce qui n’est pas moi. C’est le voisin, le piéton, l’étranger, mais aussi l’animal, le végétal et le minéral. On doit montrer aux gens et aux enfants qu’ils vivent dans un commun qui commence avec leurs proches, se poursuit avec les moins proches, les inconnus, un commun qui s’étend à la communauté humaine et aussi à la terre, avec tout ce qui la compose. A ce titre, ce combat pour l’écologie peut rejoindre le combat universel pour l’émancipation des individus. »

Photo principale : forêt de charmes dans le Perche.

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