« L’écologie radicale, c’est maintenant vital »

dimanche 26 avril 2020

Anne Fremaux est agrégée de philosophie et docteure en écologie politique. Elle est l’auteur de La nécessité d’une écologie radicale, (éd. Sang de la terre, 2011), L’ère du Levant (Rroyzz, 2016) et After the Anthropocene ( Palgrave macMillan, 2019 – non traduit). Elle vit à Grenoble.

Nous lui avons demandé de nous livrer sa lecture de la crise et de nous expliquer pourquoi, selon elle, l’écologie radicale apparaît, plus que jamais, comme une alternative vitale.

Vous êtes une philosophe passionnée d’écologie. Quelle lecture faites-vous de la crise que nous vivons ?

Je travaille depuis plus de dix ans sur la question écologique et j’observe que la situation, liée à une « hyperconsommation » incompatible avec le caractère fini des ressources et le temps long nécessaire à leur renouvellement naturel, ne fait que s’aggraver. Cette crise met en avant, bien sûr, le caractère absurde et finalement contreproductif de nos échanges mondialisés, que les écologistes dénoncent depuis bien longtemps : « est-il normal qu’un yaourt aux fraises parcoure 9000 km avant d’arriver dans nos frigos », entendait-on déjà dans les années 1990. Cet exemple est généralisable à l’ensemble des biens de consommation, masques sanitaires et médicaments compris.

Le coronavirus pose aussi un autre problème qui est, cette fois, nettement moins abordé en France et fait souvent l’objet de résistances en raison, peut-être, de notre héritage cartésien : c’est le rapport au vivant. La crise nous rappelle qu’à force de ne pas respecter les autres formes de vie, à force d’envahir les forêts, de détruire l’habitat des autres espèces, de manipuler le vivant, nous créons les conditions idéales pour la prolifération de nouveaux agents pathogènes. On sait aujourd’hui que la majorité des nouvelles maladies virales qui affectent l’humain, le sida, Ebola, Mers et SRAS inclus, sont issues du contact entre l’homme et l’animal. Elles émergent quand des écosystèmes sauvages sont envahis (déforestation), sous la pression démographique ou en raison de la recherche de profit. Leur transmission est facilitée dans le reste du monde par l’intensité des échanges planétaires et des voyages en avion. De même, quand les animaux d’élevage sont entassés dans des fermes industrielles en dépit de tout principe moral (et de bon sens ?), de nouvelles maladies comme la grippe porcine ou la grippe aviaire se répandent. Le réchauffement climatique, quant à lui, entraine la prolifération de moustiques dans des zones jusque là protégées, propageant les virus de la dengue ou du chikungunya, ce dernier commençant à alarmer les autorités sanitaires américaines.

Le manque de respect pour le vivant et la mondialisation sont à l’origine de cette pandémie. Elle est l’un des symptômes de la crise anthropogénique (créée par l’homme) que nous traversons, connue sous le nom d’Anthropocène, cette ère géologique potentielle que l’on définit parfois à tort comme celle du primat de l’homme sur la nature. Cette période est plutôt, comme je le décris dans mes travaux de recherches, celle du « retour de la nature » sous la forme de catastrophes et de dangers en tous genres.

La crise actuelle met en avant la vulnérabilité de sociétés humaines hautement interdépendantes, de services publics très fragilisés par des décennies de politique néolibérale qui ont ébranlé ce qui constitue le socle du bien commun. Elle met en relief le fait que tous les êtres vivants sont interdépendants et que l’on ne peut pas maltraiter les autres espèces ou les écosystèmes sans en subir un jour les conséquences. Elle met également à jour la fausseté du mythe de l’individualisme : c’est grâce à la société que nous survivons, grâce au travail – il y a encore peu méprisé par le pouvoir mais aujourd’hui salué – des éboueurs, caissiers, routiers, postiers, infirmiers, médecins, enseignants, etc. qui créent le liant de la communauté. Sans leur dévouement aujourd’hui, tout s’effondrerait.

Vous prônez une écologie radicale. Ça fait mal, l’écologie radicale ?

Vous faites référence au titre de l’un de mes ouvrages, La nécessité d’une écologie radicale (Sang de la terre, 2011). Je ne renie pas ce titre donné par mon éditeur si l’on considère le terme « radical » dans son sens premier, c’est-à-dire comme le fait de prendre les choses à la racine.

Non, l’écologie radicale, cela ne fait pas mal. Ce qui fait mal, c’est une économie déconnectée des réalités concrètes qui impose la concurrence, la performance et le moins-disant social à l’ensemble de son corps social. Ce qui fait mal, c’est une économie et une idéologie destinées à enrichir les 1 % au détriment du reste du monde et au prix d’une dégradation écologique et sociale dont ne mesurons pas encore l’ampleur.

L’écologie radicale telle que je la propose, en revanche, invite à reconstruire nos sociétés autour du vivre-ensemble, d’un nouveau système de valeurs fondé sur le care et le share (le « prendre soin » et le partage), la sobriété et le temps partagé. La décroissance n’est pas un système de pensée idéaliste comme elle est souvent caricaturée : c’est une réalité matérielle. On peut soit l’anticiper en organisant une décroissance ciblée (des secteurs les moins utiles socialement), soit la subir, et là c’est l’effondrement économique. Les décroissants le disent souvent : « votre récession n’est pas notre décroissance ». La décroissance part du principe, reconnu par des économistes notables tels que Tim Jackson ou Herman Daly, qu’une croissance infinie dans un monde fini n’est tout simplement pas possible. C’est une vérité scientifique connue depuis le rapport Meadows « halte à la croissance » (1972) dont on n’a jamais tenu compte car dans le monde abstrait de l’économie orthodoxe, la nature est considérée comme une donnée périphérique.

Il faut ouvrir le débat sur l’utilité de la croissance : celle-ci ne fait qu’augmenter depuis l’après-guerre. Nous n’avons jamais été aussi riche. Mais que faisons-nous de cette richesse ? Nous produisons des biens superflus et inutiles, nous organisons l’obsolescence programmée de nos produits industriels. Nous croulons sous le poids des déchets (que nous envoyons soit dit en passant dans les pays pauvres pour nous en débarrasser), nous polluons les sols et les rivières, nous éradiquons la biodiversité et nous créons de la pauvreté en alimentant le dogme de la compétition et de la guerre de tous contre tous.

Franchement, qu’est-ce qui fait le plus mal ?

Il faut remettre en cause le TINA thatchérien (There is no alternative). La science économique actuelle est devenue aussi dogmatique qu’une religion. Or, il y a d’autres modes d’organisation possibles, d’autres façons de produire et de consommer, d’autres façons de vivre ensemble possibles que celles que nos dirigeants nous imposent.

Le changement de société doit s’accompagner de réformes institutionnelles profondes : le passage, en France, à une VIe république écologique et sociale qui redonnerait une place digne de ce nom à la vox populi en organisant des forums publics et de l’éducation populaire (conférences de citoyens), en transférant le pouvoir vers les régions, les départements et les municipalités (décentralisation) et en permettant la relocalisation des industries et des moyens de production alimentaire. Une nouvelle constitution, inspirée des travaux sur la jurisprudence de la terre (Earth Jurisprudence), garantirait le respect des écosystèmes et des droits sociaux. Ce sont là des éléments constitutifs du républicanisme écologique et social que je défends dans mon livre récent, After the Anthropocene : Green Republicanism in a post capitalist world (Palgrave Macmillan 2019).

Cette philosophie s’inscrit-elle dans la mouvance de la collapsologie ?

De mon point de vue, la pensée de l’effondrement, aussi légitime soit-elle, n’est pas forcément très mobilisatrice, d’autant plus qu’on est incapable de prédire scientifiquement ce qui va arriver, tant les choses sont interconnectées et complexes. Si l’on prend la question de l’effondrement au sérieux, il faut alors reconnaître qu’il est en train d’avoir lieu, en ce moment même, sous nos yeux : le climat se dérègle, le niveau des océans monte et la biodiversité s’effrite à une allure dramatique. Des populations entières sont déjà sur les routes pour fuir la sécheresse, les inondations ou les catastrophes naturelles. Et pourtant, rien ne change. Le processus d’effondrement n’est pas brutal : il est progressif et met en œuvre un grand nombre de processus complexes et variables. Il implique des dégradations lentes et d’autres plus rapides, de multiples formes de décomposition et de dégradation progressives qui ne sautent pas forcément aux yeux des citoyens occidentaux privilégiés. Quand ces derniers seront massivement concernés, il sera trop tard pour agir.

Si je ne nie pas l’efficacité du discours des collapsologues et que j’en partage les présupposés, mon travail se situe sur un autre plan, celui de la pensée normative et politique : je me place sur le terrain des avantages sociaux, psychologiques, écologiques et civilisationnels que nous pourrions tirer d’un changement de société. J’essaie de montrer que l’avènement d’une ère nouvelle est non seulement nécessaire mais aussi souhaitable. En d’autres termes, même si la finitude des ressources et l’état de la planète ne nous obligeaient pas à changer nos modes de production et de consommation, il serait quand même souhaitable de le faire et ce, dans la mesure où la transition écologique, sociale et politique que j’appelle de mes vœux offre des perspectives d’avenir meilleures tant du point de vue de la soutenabilité que du bien-être des individus et des communautés. Des secteurs entiers de l’économie tels que les énergies renouvelables, l’agriculture biologique, l’éducation, la santé publique, le recyclage, la protection, la restauration de la nature, etc. seraient favorisés au détriment de secteurs inutiles et destructeurs tels que les énergies fossiles, le luxe, la mode, les industries de l’armement, le nucléaire, la publicité, la com’ ou le marketing (décroissance ciblée). L’économie serait à nouveau mise au service du bien-être des populations, de la justice sociale et écologique au lieu de servir les intérêts de quelques-uns.

La transition écologique et sociale sera solidaire ou ne sera pas.

Qu’est-ce qui actuellement vous consterne ?

Beaucoup de choses me consternent. Je serais donc brève sur ce sujet au risque, sinon, d’écrire un véritable mémoire. Ce qui me consterne le plus, c’est la perte totale de bon sens chez les individus qui nous gouvernent, de ceux qui pensent que l’on peut indéfiniment privilégier le profit économique de quelques-uns au détriment du bien-être du plus grand nombre et du bien commun (à rebours, donc, des idéaux républicains). Je suis consternée par la tournure néolibérale et autoritaire de l’Union européenne et son mépris affichée pour les peuples (en témoigne le pouvoir très réduit donné au parlement européen). Le choix récent du gestionnaire d’actifs Blackrock, qui détient des parts dans les plus grandes compagnies pétrolières et les plus grandes banques du monde, par la Commission européenne pour établir un rapport sur l’intégration des facteurs environnementaux et sociaux dans la supervision des banques européennes me paraît absolument aberrant. Comme l’ironise Marianne (art. Du 13/04/2020), c’est comme si l’on demandait à Bernard Arnault de réaliser une étude sur la façon de répartir moins inégalement les richesses. Comme le faisait dire Audiard à l’un de ses personnages : « Un con ça ose tout. C’est même à ça qu’on le reconnaît ».

Qu’est-ce qui actuellement vous inspire ?

Les combats des peuples indigènes ou encore des « peuples racines » pour la défense de leurs terres et de leurs ressources constitue pour moi une grande source d’inspiration. Ces peuples nous donnent à voir d’autres modèles de société plus respectueux de la nature et de la communauté humaine. Les mouvements indigènes sont partout en première ligne dans le monde pour faire reconnaître leurs droits, leurs cultures et leurs savoirs ancestraux. En Australie, les aborigènes, qui savaient comment prévenir les feux de forêt commencent à être de nouveau écoutés. On s’ouvre à nouveau à leurs connaissances millénaires qu’on a, à tort, méprisées et considérées comme dénuées de valeur. Que ce soit en Inde, en Amérique du sud, en Océanie ou en Afrique, les paysans, les populations locales et les communautés indigènes se mobilisent avec courage pour défendre leurs terres et leur culture contre les multinationales pétrolières et les entreprises minières. En tant que premières victimes de l’expansion destructrice du capitalisme néolibéral, ces mouvements sont au cœur de la lutte pour l’environnement et constituent, à ce titre, un modèle de résistance dont nous gagnerions à nous s’inspirer.

Photo : Nikko Macaspac

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