Pour Valérie Chansigaud, historienne des sciences et de l’environnement, chercheuse associée au laboratoire Sphère (Université de Paris), la crise sanitaire met en lumière – une nouvelle fois – notre incapacité à utiliser les connaissances acquises pour bâtir des sociétés plus résistantes et adaptatives. Un comportement qui d’après la chercheuse relèverait davantage de la psychiatrie que de la philosophie.
Le philosophe Baptiste Morizot dénonce notre rapport à la nature que nous abordons (toujours) comme le simple « décor » de nos activités. Dans le contexte de crise sanitaire, le rapport des français à la nature a-t-il évolué ?
Le mot nature est un terme très variable en fonction de ce qu’on met derrière et de ce qu’on veut faire par rapport à sa sauvegarde. Si on les interroge, les français sont massivement pour la protection de la nature, mais tant que cela reste relativement théorique et lointain. Dès qu’on les interroge sur les moyens à mettre en œuvre, on n’a plus du tout le même son de cloche.
En réalité ce qu’on aime, c’est un mode de vie qui s’avère destructeur de la Nature. On veut vivre loin des villes mais en étant totalement dépendant de la voiture. Et on veut absolument sa maison individuelle… Tout cela rend la question des déchets et des transports extrêmement compliquée et ça favorise l’étalement urbain.
La volonté de renouer avec la nature, manifestée en particulier dans le contexte du confinement, s’explique par notre culture et ses mythes d’un temps où il existait des liens plus forts voire une harmonie avec la nature. C’est le cœur du christianisme avec le mythe d’Éden, jardin d’harmonie sans prédation. C’est aussi le mythe gréco-latin de l’âge d’or, époque lointaine de paix et d’abondance durant laquelle l’humanité était souvent végétarienne. Assez logiquement on retrouve dans l’imaginaire contemporain des éléments qui viennent de ces racines-là. Cette volonté de restaurer un lien avec la nature repose en grande partie sur cet héritage culturel.
Après, est-ce que la nature a besoin d’avoir un lien avec l’humanité, je n’en suis pas convaincue.
Ce que je constate surtout dans cette crise, ce sont 2 éléments majeurs : l’augmentation des inégalités sociales et un capitalisme qui en sort extrêmement renforcé.
Les causes de la destruction de la nature apparaissent, de fait, en pleine santé.
Les collapsologues estiment que ce constat valide leur diagnostic. Qu’en pensez-vous ?
Étant historienne je n’ai jamais pensé que la fin du monde était certaine et je suis convaincue que tous les pronostics qu’on peut faire sur l’avenir ne servent à rien, car l’avenir est imprévisible, surtout aujourd’hui ! On vit dans une époque tellement ouverte… Comment sera l’avenir dans 5 ans, 10 ans ou 20 ans ? On n’en sait strictement rien. De là à prédire un effondrement qu’on pourrait démontrer, j’observe que l’être humain est capable de surmonter les pires catastrophes y compris celles qu’il provoque lui-même.
Y-a-t-il des précédents comparables à la crise que nous vivons ?
On pourrait comparer avec la peste noire dont l’agent pathogène, transporté par les rongeurs, s’est répandu à la faveur du développement des activités humaines. Les grandes crises sanitaires ont certainement contribué à transformer les sociétés, mais les réalités sociales et historiques étant à chaque fois différentes, la comparaison s’arrête là il me semble.
Le public commence-t-il à prendre conscience qu’il faut laisser la Nature, moins tenter de la contrôler ?
Je crains malheureusement que cette prise de conscience soit encore très minoritaire même si elle fait son chemin. Récemment j’étais invitée par une importante organisation régionale qui organisait un événement, et dans le cadre des débats il y a eu une conférence consacrée à la « forêt gourmande »… L’intervenant, qui je dois dire m’a fait peur, déroulait une liste sans fin d’espèces végétales qu’il fallait introduire de tous les coins du globe pour transformer les paysages – des forêts aux friches urbaines – pour que les espaces naturels soient productifs pour l’humanité. Le stade suprême de la manipulation de la nature au nom de sa protection.
Il y a cette idée que pour aimer la nature, il faut être dans la nature. Je pense que c’est faux. Ce n’est pas parce qu’on est dans la nature qu’on est protecteur.
L’historien Alain Corbin s’intéresse à l’ignorance au fil du temps, notamment en matière de connaissance de la nature. Alors qu’on n’a jamais disposé d’autant d’informations sur les phénomènes naturels, l’ignorance semble parfois totale…
J’ai écrit un livre « La nature à l’épreuve de l’homme » dans lequel je me suis intéressée à la circulation des pathogènes favorisée par les activités humaines. J’avais pris l’exemple des ravageurs et des pathogènes qui affectent les arbres depuis un siècle et j’avais avancé que les connaissances ne servent à rien. On a connu depuis 1 siècle beaucoup de crises environnementales et sanitaires graves et le savoir accumulé lors de chaque crise ne sert strictement à rien pour empêcher la crise d’après. Il y a une incapacité non pas à connaître ce que l’on fait, mais à en faire quelque chose qui permette d’avoir des sociétés plus résistantes et adaptatives. C’est absolument fascinant. L’analyse de ces comportements relève sans doute plus de la psychiatrie que de la philosophie. Ces comportements autodestructeurs qui se répètent, en psychiatrie on les appelle réitérations. C’est exactement ce qu’on observe.
La crise actuelle aurait pu être évitée si on avait été un peu vigilants et attentifs aux connaissances dont on disposait largement. Il ne s’agit donc pas d’ignorance, c’est pire : c’est de l’indifférence aux connaissances établies.
La désinformation sur la crise écologique semble largement se propager sur les réseaux sociaux…
Il y a une frange extrême qui se caractérise souvent par des positions de plus en plus radicales à l’encontre des connaissances obtenues par la science, et cette frange apparaît effectivement très active sur les réseaux sociaux. Ce qui caractérise ces comportements malheureusement bien connus, c’est un refus manifeste du savoir. C’est quelque chose qui marque la construction des identités idéologiques et politiques, notamment à l’extrême droite.
Toutefois cette forme de rejet n’est pas la seule. Deux exemples me viennent à l’esprit pour illustrer ce point. Vous connaissez certainement des médecins fumeurs. Or les médecins sont les plus informés sur les conséquences de la cigarette, ils ont tous les traitements sous la main pour éviter de fumer mais malgré cela, certains – même minoritaires – fument malgré tout. On n’est plus dans la négation comme chez les climatosceptiques, c’est autre chose. Cette situation, on la retrouve également dans l’agriculture, lorsque les recherches sur l’insecticide DDT ont très tôt mis en lumière la résistance des insectes à ces produits. Dans cette communauté on a su, mais on n’a rien fait non plus.
Il faut arrêter que croire que l’éducation ou la diffusion des connaissances peut suffire à changer la donne en matière d’environnement. Ça y contribue mais ça ne suffit pas. L’enjeu est sans doute ailleurs.
L’écologie doit-elle être un combat ?
Oui mais cela dépend avec quelles valeurs et pour faire quoi. Combattre c’est bien, mais il faut savoir dans quel sens. Dans mon livre « Les combats pour la Nature » je parle justement des différences de points de vue idéologiques derrière l’importance du lien à la nature et la sauvegarde de la nature. L’extrême droite par exemple a toujours été extrêmement soucieuse du respect de la nature d’où elle tire son idéologie raciste, puisque le racisme repose sur une certaine lecture de la nature et du respect de son « ordre » établit. On le voit bien, se battre pour la nature ne remplace pas un projet politique global. Les questions sociales doivent y être étroitement associées, l’exemple des gilets jaunes nous l’a bien démontré.
En définitive veut-on se battre pour une forme de progrès social ou au contraire dans une philosophie conservatrice voire réactionnaire.
En France, l’écologie politique peine à rassembler, quand elle ne divise pas carrément.
Les problèmes d’environnement sont toujours des problèmes d’opposition entre des groupes antagonistes. Chasse, pesticides, retour du loup… il y a toujours des groupes avec des opinions divergentes. Le défaut qu’on a en France, certainement plus qu’ailleurs, est de ne pas être capables de réunir des gens différents dans une pièce et de produire un consensus. On a néanmoins un contre-exemple récent que je trouve génial : la Convention citoyenne pour le climat. Dans le cadre de ces travaux des gens extrêmement hétéroclites ont su produire des préconisations riches et ambitieuses. On a pu voir dans cet exercice l’intérêt de la démocratie lorsqu’elle n’est pas altérée par des lobbies et des intérêts égoïstes. Sur ce point les allemands arrivent mieux que nous à trouver cet esprit de consensus, même s’ils rencontrent eux aussi des tensions.
Dans le contexte de crise climatique que nous connaissons, on ne doit plus parler simplement d’écologie mais de politique globale et aussi, ce qui est nouveau, nous devons penser à l’échelle planétaire. C’est un immense chantier qui n’a jamais été abordé. Parler de localisme c’est bien, mais n’oublions pas qu’une grande partie des solutions aux problèmes locaux se situent au niveau global. L’un ne va pas sans l’autre.
Photo principale : Noaa Om
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