Au Brésil, on sème à mourir

jeudi 04 juin 2020

Au Brésil, on sème du soja. Beaucoup. De 1 million de tonnes en 1969 le pays est passé à 120 millions de tonnes en 2019, devenant le premier exportateur mondial devant les États-Unis. Pour faire place aux immenses monocultures, on déforeste à un rythme alarmant.

D’après les chiffres publiés mardi 2 juin par l’organisation Global Forest Watch, les forêts tropicales  ont perdu 11,9 millions d’hectares dans le monde en 2019 dont 1,4 millions d’hectares de forêt primaire tropicale pour le seul territoire brésilien. Après une année record, la déforestation semble – déjà –  reprendre de plus belle, avec une crise sanitaire qui pourrait bien agir comme un facteur aggravant.

Nous avons interrogé Laurie Servières, chercheuse en Relations Internationales à Sciences Po et à l’Université d’État de Rio de Janeiro, pour comprendre les ressorts de cette crise écologique aux répercussions humaines incalculables.

Vous étiez au Brésil en 2019, pendant la grande campagne de déforestation…

Mes recherches portent actuellement sur les politiques mises en œuvre dans les bidonvilles et les quartiers informels des villes colombiennes et brésiliennes. J’ai eu la chance de pouvoir effectuer des séjours de terrain dans les deux pays. Au Brésil, je suis restée près d’un an : j’étais effectivement à Rio à la fin de l’été 2019, quand le scandale des incendies a éclaté. Pourtant, je n’ai appris la nouvelle qu’assez tard. Au début, j’ai même passé plusieurs jours à essayer de démêler le vrai du faux dans les messages « choc » qui circulaient sur les réseaux sociaux. J’étais frustrée d’être sur place (du moins, dans le pays) et de manquer à ce point d’informations, de sources fiables. 

En 2019 le monde se mobilisait à l’appel du mouvement « Pray for Amazonia ». En 2020 les incendies reprennent de plus belle. Jaïr Bolsonaro semble sourd aux prières…

Bolsonaro est un Président d’extrême droite, qui n’a que faire des enjeux climatiques. Il n’a eu de cesse de l’affirmer et de le démontrer depuis sa prise de pouvoir et même avant. Pour lui, seul compte le profit économique : une partie non-négligeable de son électorat et de ses soutiens repose d’ailleurs sur de puissantes familles d’industriels ou des grands propriétaires terriens pour qui la déforestation est un véritable gagne-pain. Il faut savoir qu’au Brésil, le secteur agroalimentaire possède un poids politique énorme ; tout un pan du Congrès est d’ailleurs acquis à sa cause. On appelle ce groupe la « bancada ruralista ».

Les pressions exercées sur le Brésil, notamment le retrait du soutien français à l’accord commercial controversé entre l’Europe et le Brésil (Mercosur), ont-elles eu un quelconque impact ?

Ces mesures ont très certainement gêné le gouvernement brésilien, justement parce qu’elles touchaient à des enjeux économiques pour le pays. Avec l’abaissement voire l’élimination des droits de douane, les échanges commerciaux entre les pays de l’Union Européenne et ceux du Mercosur devaient s’intensifier et donc accroitre l’accumulation de richesses dans le pays. Ce traité bénéficiait tout particulièrement aux secteurs liés au lobby agroalimentaire (éleveurs bovins, producteurs de soja etc.). C’est sans doute pour cela que Bolsonaro avait fini par céder, après de longues négociations, au « chantage écologique » d’Emmanuel Macron.  Le retrait brutal de ce dernier, en août 2019, a au moins contribué à médiatiser l’affaire et en cela, attirer l’attention internationale sur les revendications de groupes indigènes et d’organisations de la société civile brésilienne, qu’on n’entendait pas jusque-là.

D’un autre côté, le ton péremptoire du Président français et la manière dont il s’est permis de s’emparer de cette délicate question sur Twitter ou lors du G7 ont fait beaucoup de tort à la cause amazonienne. Une partie de l’opinion publique brésilienne a été choquée par des propos qui frisaient en effet l’ingérence et s’est finalement ralliée à la réponse cynique de Bolsonaro.

Souveraineté nationale versus survie de l’humanité

Vous précisez que « l’Amazonie appartient, stricto sensu, aux territoires d’États souverains. Au regard du droit international, elle ne constitue pas un espace commun, au même titre par exemple que l’Arctique ou les océans. » Quand on sait quel rôle clé joue l’Amazonie dans l’équilibre climatique mondial et donc dans la survie de l’espèce humaine, n’a-t-on vraiment aucun moyen juridique pour la protéger ?

Les moyens juridiques existent, mais plutôt au niveau national : c’est à la justice brésilienne de s’y atteler. Au niveau international, des traités ont été signés entre les États, qui les lient à certaines obligations. Le Brésil est par exemple signataire de la Convention de l’UNESCO qui détermine les biens et espaces inscrits au patrimoine mondial et exige leur protection. Une partie de l’Amazonie brésilienne est justement couverte par cet accord. Toutefois, les mécanismes obligatoires font défaut en droit international : il est difficile de contraindre un État souverain à tenir ses engagements. Il est possible, en revanche, de faire pression sur les gouvernements en faute, que ce soit par la voie diplomatique (déclarations, blâmes, techniques de « shaming »), économique (chantage commercial, coupure des aides financières) ou civile (médiatisation, campagnes de sensibilisation etc.).

Vers un droit d’ingérence en cas d’écocide ?

Le « droit d’ingérence » désigne la possibilité pour des acteurs d’intervenir dans un État, même sans son consentement, en cas de violation massive des droits de l’homme, au nom d’une obligation morale. Face à l’immense indignation soulevée par la déforestation massive en Amazonie, s’oriente-t-on vers un élargissement du droit d’ingérence en cas d’écocide ?

En réalité le « droit d’ingérence » n’existe pas en droit international positif : celui-ci ne reconnaît que le principe de « non-ingérence ». L’idée d’un « droit d’ingérence » s’est développée dans les années 1980, sous l’impulsion de personnalités et d’organisations non-gouvernementales préoccupées par la situation humanitaire et les massacres de populations perpétrés dans certains pays. Toutefois, elle est contraire aux principes fondamentaux qui guident l’intervention des Nations Unies et n’a jamais pris corps dans un texte juridique. Il semble peu probable, dans les conditions actuelles de fonctionnement de l’Organisation, que l’ingérence acquière un statut juridique, même en cas d’écocide. Je pense, personnellement, que l’emploi d’un tel outil dans le contexte écologique ou climatique ne serait d’ailleurs pas une solution satisfaisante. Les questions environnementales concernent l’humanité toute entière et pas seulement les gouvernants. Certes, ceux-ci devraient agir en faveur de la préservation des écosystèmes : mais en fin de compte, quelle serait la portée réelle d’une contrainte extérieure, si la population du pays continuait à élire les mêmes représentants ? Au contraire, si une prise de conscience avait lieu dans la société, si la société civile parvenait à faire pencher la balance du côté de l’écologie, des transformations plus durables pourraient voir le jour. 

À proximité du rio Tapajós, dans l’Etat de Pará situé au Nord du Brésil – Parcelle déboisée pour la plantation du soja.

Bolsonaro devant la justice internationale ?

Dans une récente intervention, Nicolas Hulot prédisait la comparution de Jaïr Bolsonaro devant une Cour Internationale pour écocide et génocide. Scénario réaliste ou pure utopie ?

Si le statut de l’écocide est encore sujet à débat, le crime de génocide fait partie des infractions pour lesquelles les juridictions pénales internationales ont en effet compétence. On pourrait donc imaginer, devant l’extermination de leaders sociaux et de populations indigènes (amazoniennes ou non), que la Cour Pénale Internationale (CPI) soit saisie. D’autant plus que ce problème ne touche pas seulement le Brésil. En mars 2019, un collectif colombien a marché jusqu’à La Haye, où siège la CPI, pour dénoncer les nombreux assassinats de leaders sociaux (dont beaucoup de leaders afro-colombiens et indigènes) perpétrés en Colombie depuis la signature des accords de paix. En théorie, la pression civile et la mobilisation sur ces questions pourraient en effet conduire à l’activation d’une procédure pénale internationale.

Il faut souligner néanmoins que la CPI ne peut intervenir qu’une fois toutes les procédures nationales épuisées. Or, dans le cas du Brésil et même plus particulièrement de la situation amazonienne, des jugements ont déjà été rendus au niveau fédéral, qui ont permis de réaffirmer les droits des peuples indigènes et la nécessité de préserver les territoires protégés. La dernière sentence en date remonte à avril 2020. Après plusieurs décennies de procès, la communauté indigène Ashaninka a obtenu gain de cause et réparations contre le groupe d’entrepreneurs Marmud Cameli. Ce dernier s’était en effet livré à des pratiques violentes et de déforestation sur les terres de la communauté, provoquant des dommages environnementaux et humains importants. De telles décisions restent évidemment assez rares, mais elles travaillent, peu à peu, à la création de mécanismes nationaux « d’auto-défense » contre certaines dérives.

La crise du COVID peut-elle avoir un effet sur la déforestation ?

Il est difficile de répondre à cette question : le COVID semble avoir bouleversé les systèmes de santé du monde entier, mais il est encore tôt pour dresser le bilan de ses effets collatéraux dans des domaines comme celui de l’environnement. Toutefois, je crois que cette épidémie peut avoir provoqué deux types de réactions. D’une part, la panique sociale provoquée par la médiatisation du COVID et par l’adoption de mesures politiques exceptionnelles telles que le confinement des populations a pu entrainer une baisse de vigilance, concernant « les autres problèmes ». Car comme on l’a déjà souligné, la préservation de la forêt Amazonienne repose en grande partie sur la surveillance civile et l’activisme non-gouvernemental. Or, en temps de COVID, on imagine bien que ce rôle de veille et de dénonciation a été particulièrement difficile à assumer. De fait, des voix se lèvent aujourd’hui pour dénoncer une accélération de la déforestation dans le Nord du Brésil, inédite pour un début d’année. Des individus semblent donc bien avoir profité de l’agitation générale suscitée par la crise du COVID-19 pour se livrer impunément à des pratiques illégales et écologiquement destructrices. D’autre part, la propagation d’un tel virus pourrait avoir entrainé une prise de conscience politique et individuelle plus large qu’auparavant concernant l’avenir de la planète et la nécessité de changer nos modes de vie et de consommation. De nouveaux défenseurs de l’Amazonie pourraient bien surgir, aux quatre coins du globe, de la masse déconfinée… Dans le cas du Brésil, la gestion chaotique de Bolsonaro pendant l’épidémie a d’ailleurs suscité de nombreuses critiques à l’international mais aussi dans son propre pays. Si la popularité du Chef d’État venait à baisser, la crise du COVID pourrait se convertir en un facteur d’influence sur le scrutin des prochaines élections.

Photo principale : “Deforestation in Amazonia, Mato Grosso” Yann Arthus Bertrand.

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