Jean Jouzel est climatologue, ancien vice-président du groupe scientifique du Giec, membre de l’Académie des sciences et conseiller au Conseil économique, social et environnemental (CESE). Nous avons recueilli son avis sur l’accélération du réchauffement climatique et les solutions pour y faire face.
Nous venons de vivre un épisode de gel extrême qui faisait suite à des records de douceur, voire de chaleur, pour un mois de mars. Il ne se passe plus un mois sans que des records soient battus, ce qui fait dire à certains scientifiques qu’on serait en avance sur les pires scénarios du réchauffement. Qu’en pensez-vous ?
« Je suis plutôt réservé sur l’idée que les choses iraient plus vite que ce que le GIEC avait prévu. Ce qu’on voit aujourd’hui était anticipé par le GIEC il y a 30 ans : chaque décennie est plus chaude que la précédente, le rythme d’élévation du niveau des mers s’accélère conformément à ce qu’on avait anticipé, de même que pour la fonte du permafrost et les extrêmes climatiques plus fréquents, intenses et perceptibles. Donc nous sommes vraiment là où nous anticipions, quoiqu’en disent ceux qui prétendent que ce n’était pas prévu. Tout cela était bien prévu. Malheureusement ! C’est d’ailleurs pourquoi il faut prendre au sérieux ce qui est anticipé dans 30 ans ou 50 ans. Croyez-moi il n’y a pas besoin de faire de catastrophisme, ce qui est anticipé est vraiment catastrophique.
Il y a plusieurs scénarios entre 1,5 et 4 à 5 degrés de réchauffement climatique d’ici la fin du siècle… Sur la trajectoire actuelle, nous sommes entre 3 et 4 degrés ?
Oui, si on respecte l’accord de Paris, c’est-à-dire la neutralité carbone dans la deuxième partie de ce siècle, on va vers 3 ou 4 degrés en plus. Après, il y a la trajectoire dans les textes et la trajectoire dans la réalité… La trajectoire dans les textes va dans le bon sens puisque selon le projet de loi Climat actuellement en discussion – je sors à l’instant d’une audition avec une trentaine de députés – la neutralité carbone à horizon 2050 est inscrite. Quant à la réalité, même le gouvernement reconnait qu’il faudrait aller deux à trois fois plus vite pour respecter l’objectif de 40% de baisse des émissions de gaz à effet de serre en 2030 par rapport au niveau de 1990. Donc on est actuellement loin du compte et je crains vraiment que la loi telle qu’elle est construite ne permette pas de respecter l’objectif de moins 40% voire moins 50% d’émissions, comme l’Europe s’y est engagée…
Dans ce contexte, comment Barbara Pompili peut-elle défendre une écologie dite « de bon sens » devant l’Assemblée nationale ?
Ça va dans le bon sens, oui, puisque les émissions de la France vont diminuer… mais le problème c’est qu’elles diminuent à l’échelon national mais pas l’empreinte carbone, si on tient compte des importations et des exportations. Il y aura certes des diminutions sur le territoire national – pas au rythme prévu par la loi d’ailleurs – mais ensuite il faut s’intéresser aux importations et aux exportations et de ce point de vue-là, pour le moment ça ne diminue pas.
Ça amène la question de la sobriété… un mot qui gêne !
Pour ma part je l’ai employé ! Dans les recommandations des citoyens de la Convention (Jean Jouzel est membre du Comité de gouvernance mis en place pour assurer l’accompagnement de la Convention Citoyenne pour le Climat, ndlr) on préconisait de mettre en place un malus sur les véhicules lourds comme les SUV et dans cette vision l’interdiction de la pub sur les SUV est à l’étude. Il faut de la sobriété. Il y a la question de l’efficacité énergétique, mais elle doit être corrélée avec la sobriété.
Faire face au problème du réchauffement climatique oblige à changer de paradigme, or on a l’impression que la priorité est à un « retour à la normale » avec un modèle de développement qui ne semble pas changer fondamentalement. Que faire de cet éléphant dans la pièce ?
Pourtant il est inscrit dans les textes, ce changement de paradigme ! La neutralité carbone en 2050, affichée dans le rapport du GIEC de 2018 et inscrite dans les objectifs nationaux de plus de 80 pays en 2020 – 2060 pour la Chine – c’est un changement complet de paradigme ! Les pays qui l’ont inscrit dans leurs textes ne l’ont probablement pas encore réalisé. Si on veut atteindre cet objectif, il faut changer de mode de fonctionnement, c’est très clair. Une société plus sobre, c’est le sens de l’histoire.
Dans son livre « L’humanité en péril », Fred Vargas dresse un tableau apocalyptique du réchauffement climatique, annonçant des morts par centaines de millions et un réchauffement sur les terres trois fois supérieur aux quelques degrés annoncés, expliquant que ces chiffres sont des moyennes planétaires et cachent une disparité importante entre continents et océans… Vous partagez cette analyse ?
Non, c’est faux. J’avais d’ailleurs fait une réponse à la suite de cette intervention. Fred Vargas a fait une double erreur. D’abord deux degrés en moyenne planétaire, ça peut être plus cinq degrés dans l’Arctique mais comme il n’y a personne là-bas, ça ne pose pas de problème – entre guillemets. Dans les zones tropicales et en Afrique il n’y aura quasiment pas d’amplification, même si avec plus deux degrés en Afrique on sera à la limite de ce que les gens peuvent supporter. Quant aux régions tempérées ce sera amplifié d’environ 20%.
L’autre erreur que commet Fred Vargas, c’est l’affirmation selon laquelle il y aurait deux milliards de morts, qui résulte du constat que des populations entières vivront dans des régions invivables. Or pour le GIEC, une région invivable est une région où il n’est pas possible d’avoir des activités normales en été. Ce n’est pas une région où on va mourir, nuance ! Donc là-dessus, Fred Vargas est à côté de la plaque.
Inutile d’être trop catastrophiste, donc ?
Oui c’est inutile, puisque de toute façon les conséquences du réchauffement climatique telles qu’elles sont anticipées par le GIEC sont suffisamment importantes pour ne pas aller au-delà. Quand on prévoit par exemple des pics de chaleur de 50 degrés à Paris dans un scénario à +3 ou +4 degrés, on saisit assez bien l’ampleur du problème il me semble.
Fin 2020, on vous demandait si vous étiez plutôt optimiste ou pessimiste pour l’avenir et vous conditionniez alors votre optimisme au départ de Trump…
Oui, puisque la solidarité entre les pays est une condition indispensable et avec Trump nous étions dans un monde totalement égoïste. Le fait que Biden soit plus ouvert à la discussion est un préalable absolument indispensable. Ensuite il a mis à l’agenda des États-Unis la neutralité carbone à horizon 2050 voire 2035 pour la neutralité carbone de l’électricité, ce qui est ambitieux. Les américains sont aujourd’hui conscients que cette transition est inéluctable et que le développement économique se fera dans le contexte d’une transition. Par conséquent la seule solution raisonnable pour un pays est non seulement d’y participer mais surtout d’en prendre le leadership. De fait, le pays qui prendra le leadership de la lutte contre le réchauffement climatique prendra le leadership politique. Je note quand même que si les États-Unis s’étaient engagés dans le protocole de Kyoto à l’époque de George Bush, on n’en serait pas là aujourd’hui…
Quant à l’Europe je suis plus pessimiste quand on voit la difficulté à mettre en œuvre le Green Deal alors que dans le même temps Joe Biden va investir deux à trois fois plus. Je suis vraiment sceptique sur la capacité de l’Europe à prendre ce leadership.
Pour la présidentielle en 2022 en France, vous voyez quelqu’un se détacher pour s’emparer de la question écologique ?
Si elle se présente, je voterai clairement pour Anne Hidalgo, mais je vois bien la difficulté en France de rassembler sur une candidature unique qui permette de passer au second tour. Il reste encore un an, nous verrons bien… En attendant j’observe qu’à Paris, Anne Hidalgo a pris des engagements et qu’elle les tient.
On parle beaucoup du réchauffement climatique, un peu moins de l’effondrement de la biodiversité qui est un problème tout aussi grave. Le botaniste Francis Hallé veut justement sensibiliser sur le rôle clé des forêts en libre évolution – véritables sommets de biodiversité – et propose de faire renaître une forêt primaire en Europe de l’ouest. Qu’est-ce que vous inspire ce projet ?
Faire renaître une forêt primaire en Europe de l’Ouest est une très belle idée et je suis totalement en phase avec ce projet. D’autant que la perte de biodiversité est effectivement un problème tout aussi important que le problème du réchauffement climatique, lui-même troisième cause de perte de biodiversité. Dans cette biodiversité il y a incontestablement la richesse des forêts primaires qui ont pratiquement disparu en Europe et qui sont en train de disparaître un peu partout… Leur protection, ou leur restauration comme le préconise Francis Hallé, est quelque chose d’essentiel. »
Photo principale : 10 septembre 2020, une habitante de Woodside, une petite ville proche de San Francisco, photographie la baie de San Francisco vue de sa terrasse. Les soirées traditionnellement fraîches, les matins brumeux et humides si caractéristiques de cette région ne sont plus qu’un lointain souvenir, remplacés par une fournaise suffocante et un épais manteau nuageux qui crache une pluie de cendre. En cette fin d’été 2020, la Californie brûle du nord au sud.
Bravo. C’est limpide.
Le constat est encore une fois percutant tout en gardant un style modéré, marque de fabrique de M. Jouzel. Il confirme aussi que le 1er acte pour décarbonner est bien le vote aux élections notamment présidentielle.
Madame, Monsieur.
Ayant pris soin de lire la tribune de M. Jouzel, je me suis permis d’interroger fin avril M. Jouzel : “la socal-démocratie peut-elle répondre au défi climatique” ?
Nous sommes début mai, le commentaire n’apparait toujours pas. Ai-je été outrancier ? Ai-je manqué de mesure dans mes propos ?
Cordialement.
C’est pourtant une sacré bonne question. Mais pas certain en effet qu’elle soit très bien venue.