Elisabeth Laville est fondatrice d’Utopies, think tank et cabinet de conseil spécialisé dans le conseil en développement durable aux entreprises. Elle est notamment auteure de Les Marques positives, récemment paru chez Pearson.
Elle nous livre sa lecture d’une crise qui pourrait bien, selon elle, accélérer la survenance d’un véritable « point de bascule ».
D’après vous, que va devenir la transition écologique ?
On le voit déjà aux Etats-Unis mais aussi en Europe, les industriels et certains lobbies veulent plutôt faire la relance en mettant de côté un peu vite les exigences écologiques, au nom de l’action urgente contre la crise économique et de l’emploi, qui est évidemment une priorité. Or si on veut ne pas revenir au monde d’avant, et même à quelques décennies en arrière sur les exigences écologiques, il est essentiel de placer la question écologique au cœur des plans de relance publics et de montrer en quoi les solutions écologiques peuvent aussi apporter des réponses à la crise économique. Si on relance sans demander de contreparties, secteur par secteur, il ne va rien se passer. Ces contreparties peuvent être minimales, comme sur la contribution fiscale. Et évidemment aussi environnementales et climatiques, sans se contenter de demander un plan d’action RSE plus ou moins ambitieux que tous les grands groupes ont déjà.
Mais il ne faut pas se leurrer : du côté des gouvernements comme des chefs d’entreprises, Il y aura toujours malheureusement cette tentation de relancer à l’identique avec les modèles et les habitudes d’hier, car on sait comment faire et on pense que ça ira plus vite…
Que vous inspire la formule « le monde d’après » ?
Tout le monde veut parler du « monde d’après » qui suscite beaucoup d’espoirs, ce qui est logique car on va avoir des plans de relance publics et des outils de planification colossaux, comme on n’en a pas eu depuis des années. Mais on comprend à peine l’ampleur et la durée de ce dans quoi on rentre. Même si la crise sanitaire s’arrête, la crise économique, elle, ne va pas durer quelques mois. On n’est pas dans les films utopistes des années 70, où l’on pourrait profiter de cette « grande pause » qui nous est imposée pour réfléchir pendant des mois, et hop, repartir à zéro en changeant tout puisque tout est à l’arrêt ou presque. Cela n’empêche pas, comme le dit Bruno Latour, de se poser les bonnes questions pour éviter de reprendre comme avant par automatisme. Je pense en réalité qu’il va y avoir une opposition entre deux forces, que l’on voit déjà au demeurant, celles qui voudront revenir au monde d’avant et celles qui voudront inventer le monde d’après.
Cela étant, je ne pense pas que le monde d’après vienne uniquement des politiques publiques, même si elles vont jouer un rôle majeur dans la relance. Il dépend aussi de ce que vont faire, et de ce que font déjà, les entreprises et les citoyens. Ce monde d’après est aussi construit par les mesures qu’on prend aujourd’hui pour absorber le choc, tous les chocs, de cette crise. Et par les qualités que l’on développe en ce moment, comme la solidarité ou le sens du bien commun, qu’il s’agira de préserver à l’avenir. À nouveau, si l’on n’arrive pas à montrer aujourd’hui que les solutions environnementales répondent à la crise, ça sera encore l’un contre l’autre. Ce que d’une certaine façon on pourrait vouloir faire dire à cette crise : François Gemenne insiste sur le fait qu’il ne faut pas se réjouir du fait que la nature reprenne ses droits, comme on l’a beaucoup entendu dire, car certes la nature va mieux, mais ce n’est que parce que l’économie est à l’arrêt. Une telle situation a sans aucun doute des vertus de pédagogie et le mérite de faire apparaître clairement aux yeux de tous l’impact de l’activité humaine sur l’environnement, ce que les scientifiques nous disent depuis longtemps. Mais l’enjeu au fond n’est pas de choisir entre l’économie et l’environnement : c’est de relancer l’économie tout en faisant en sorte que la nature aille mieux, de parvenir à répondre aux besoins du plus grand nombre en restant dans les limites des écosystèmes – comme nous y invite l’économiste Kate Raworth avec sa théorie du « doughnut » (beignet) qui vient d’être adoptée par la ville d’Amsterdam pour son plan de sortie de crise.
On ne perçoit toujours pas la transition écologique comme une opportunité ?
La crise agit comme un accélérateur et un révélateur de la posture des entreprises : on voit celles qui restent ancrées dans le monde d’hier et celles qui étaient déjà dans le monde d’après. Certaines entreprises s’engagent comme Système U à payer comptant leurs fournisseurs et d’autres, que je ne citerai pas, mobilisent leurs acheteurs pour négocier des rabais fournisseurs.
C’est un défi de leadership pour les dirigeants, afin de se montrer à la hauteur des défis : ainsi un PDG comme Jean-Dominique Sénard, patron de Renault, a déjà annoncé qu’il « ciblerait » les efforts de relance et les aides éventuelles vers les parties les plus « vertes » de ses activités, en l’occurrence ici les véhicules électriques… D’une certaine façon pour ces dirigeants, le fait qu’il n’y ait pas vraiment d’espoir de bénéfices à espérer à court-terme, avec dans certains cas des dividendes suspendus, est aussi une opportunité de développer, sans pression des actionnaires, leur vision d’une prospérité à plus long terme – et de réinventer leurs activités, voire leur modèle économique, y compris pour des entreprises dont le modèle repose sur les énergies fossiles… Ce d’autant plus qu’en ce moment la crise amène ces entreprises, en ligne avec les réflexions d’avant sur leur raison d’être, à se concentrer non plus sur la seule valeur économique de leurs activités mais à repenser leur valeur sociétale…
Les crises viennent souvent cristalliser deux visions du monde et deux systèmes de valeurs qui s’opposent. Ce peut être le moment d’un retour en arrière, je l’ai dit, mais aussi un point de bascule où le plus grand nombre se rallie à ce qui n’était jusqu’à présent qu’une opinion ou un comportement minoritaire. Mais cette bascule n’est pas évidente : Le Monde évoque dans un article récent le retour en masse du plastique jetable. En effet on jette les masques, gants et blouses. Cela marque le retour des lobbyistes qui utilisent l’argument du COVID pour dire « on a besoin du plastique car c’est mieux d’un point de vue sanitaire », ce qui n’est d’ailleurs pas prouvé semble-t-il. On entend aussi que le sac en plastique est mieux que le sac en tissu pour faire ses courses… La crise va être utilisée par tous les bords pour faire avancer leurs intérêts, c’est certain.
Circuits courts ou mondialisation ?
Sur ce point, il est évidemment nécessaire de produire davantage localement ce que l’on consomme, et pas juste sur l’alimentaire où le taux moyen d’autonomie des aires urbaines en France, selon nos calculs, est de 2%. Mais il faut aussi comprendre qu’on ne peut pas tout relocaliser. Certaines chaînes de production mondialisées sont trop anciennes et établies, certaines économies trop spécialisées, on ne peut pas faire totalement machine arrière. Et il n’est pas non plus souhaitable de se refermer, ce qui ferait le jeu politique des extrêmes. Ce que l’on voit en ce moment, c’est qu’au-delà de la (re)localisation, la résilience d’un territoire tient aussi beaucoup à la capacité de son outil industriel à s’adapter pour produire localement et en quantité suffisante des biens qui viendraient à manquer – typiquement des masques, blouses, gels hydro-alcooliques, etc. Et cela suppose qu’on ait en amont des économies locales denses et diversifiées, capables de faire des sauts productifs si nécessaires, de créer des synergies nouvelles…
Les petites entreprises sont-elles plus résilientes que les grandes ?
Elles sont plus agiles – regardez la vitesse à laquelle 1083 (qui produit des jeans en France) s’est mis à produire des masques, entraînant tout le secteur made in France derrière lui. Mais certains plus grands groupes ont réagi avec la même agilité, comme Dyson en Angleterre. À la demande du premier ministre britannique ils ont été en mesure de concevoir un respirateur artificiel, avec les pièces de leurs produits existants (aspirateurs, ventilateurs) en dix jours – puis de lancer la production. Aux Etats-Unis, General Motors a reconverti ses usines pour produire des respirateurs avec des pièces qu’ils avaient déjà. LVHM a été dans les premiers en France à se produire du gel dans ses usines…
L’engagement des grands groupes est nécessaire (et la diversification de leurs activités est un atout), tout comme un maillage dense de petites entreprises, pour produire en quantité suffisantes… Il est intéressant de voir aussi l’émergence des fablabs et des ateliers d’imprimantes 3D, qui étaient vus comme des lieux d’innovation sociale ou culturelle, et pas comme de vrais lieux de production de proximité – c’est en train de changer avec les visières pour les soignants et d’autres produits nécessaires qui sont fabriqués au plus proche des besoins…
Pour produire il faut beaucoup de coopération et de synergies nouvelles. Des fabricants d’alcool comme Cognac travaillent aujourd’hui avec des labos pharmaceutiques, des hôpitaux. Ces gens qui ne se connaissaient pas mais qui opèrent sur un même territoire créent des synergies. Toutes les solutions et les qualités qu’on développe en faisant ça, la densité des communications entre les acteurs locaux, la réponse à des problématiques de territoire, de manière agile et sobre parce qu’on n’a pas le choix, c’est cela qui construit le monde d’après. Par ailleurs cette agilité va nous servir pour toutes les crises avenir, à commercer par la crise climatique. Car dans le futur nous allons connaître des tensions sur les chaînes d’approvisionnement. Donc cette densité de communication entre acteurs, cette capacité à travailler avec d’autres acteurs, à faire des synergies un peu inattendues, c’est aussi un énorme facteur de résilience.
En définitive, le monde d’après se construit par ces actions, menées aujourd’hui, de manière pragmatique.
D’ailleurs les consommateurs sont en attente, n’est-ce pas ?
Clairement, la crise agit comme un révélateur et un accélérateur pour ceux qui étaient prêts et avaient déjà quitté le monde d’hier, consommateurs et entreprises. Regardez le développement des circuits courts, même Rungis vient de lancer sa plateforme de vente. On voit plein de projets se faire pour lesquels les acteurs auraient hésité en temps normal. Il y a à la fois un ralentissement et une accélération du temps. Chez Nature & Découvertes, la décision a été prise par exemple de faire des newsletters moins commerciales et les retours positifs des clients sont étonnants. Cette décision de moins montrer de produits, de parler simplement de ce qui aide les gens à aller mieux, elle aurait mis beaucoup de temps à être prise sans la crise et aurait sans doute été mise en œuvre de manière moins radicale. J’ai lu aussi qu’au-delà de la contrainte, beaucoup de Français disent qu’ils partiront en vacances en France, par patriotisme économique et pour soutenir la relance. Evidemment la question sera de pérenniser ces approches ensuite… Mais oui, je pense que dans l’ensemble, les consommateurs étaient prêts.
Quand le Président nous exhorte à inventer un monde nouveau, que dites-vous, vous qui avez lancé Utopies il y a 25 ans ?
L’action permet de ne pas rester dans la sidération et de ne pas sombrer dans la dépression face à la crise, quelle qu’elle soit. A nouveau, elle nous aide à développer des qualités dont nous aurons besoin pour inventer ce monde nouveau. Ainsi on voit la solidarité revenir en force : songez qu’on est en train de mettre à l’arrêt l’économie pour protéger les plus faibles, les plus fragiles, les plus âgés de nos sociétés… Nous sommes capables de provoquer une crise économique pour sauver des vies. Nous retrouvons le sens du commun… et cela peut nous aider aussi à faire face à la crise climatique : le dernier rapport du GIEC en parle très bien lorsqu’il dit que sur le sujet du climat les sociétés les plus résilientes sont celles qui seront les plus solidaires, les plus en pointes sur la lutte contre les inégalités aussi.
Qu’est-ce que la résilience justement ?
C’est la capacité à absorber un choc et à rebondir ailleurs. On n’en est pas encore à parler du rebond, de ce qu’on va faire après, il s’agit déjà de notre capacité à absorber le choc. C’est l’exemple de la toile d’araignée dont on casse plusieurs fils. Ça ne met jamais en péril l’ensemble de la toile. Ça n’oblige pas à repartir à zéro. L’idée est bien de continuer, de reconstruire en continu. C’est un flot.
Vous n’êtes pas collapsologue, donc ?
Non, pas du tout. Je ne crois pas à l’idée que « Hop ! Tout s’effondre et hop ! Tout repart ». C’est une logique très binaire. D’ailleurs dans la crise on observe déjà des germes de solutions, alors que nous y sommes déjà plongés et qu’elle commence tout juste. Et par ailleurs comme je l’ai dit on va avoir en même temps, dans la société, cette aspiration profonde à voir émerger ce monde d’après … mais aussi une aspiration forte à retrouver le monde d’avant, d’où ces espoirs et attentes autour du déconfinement. Si ces deux forces s’opposent, l’enjeu sera de rendre désirable le monde d’après…
Photo : P. Zamora
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