Directrice de recherche à l’École des Ponts ParisTech et chercheuse au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED) Céline Guivarch a reçu le prix Irène Joliot-Curie de la jeune femme scientifique de l’année 2020 pour ses travaux interdisciplinaires sur la modélisation des conséquences économiques du changement climatique. Rencontre.
En quoi consistent vos travaux, concrètement ?
Je suis ingénieure et économiste et je travaille sur le changement climatique. D’abord sur la question des impacts de ce changement climatique sur nos sociétés et nos économies, ensuite sur les solutions à déployer pour l’atténuer, à travers la réduction des émissions de gaz à effet de serre. J’étudie ce que cela veut dire en termes économiques, notamment sur les inégalités entre et au sein des pays. Avec mes collègues, nous développons et utilisons des modèles numériques où nous mettons en équation les différents systèmes naturels, techniques et d’infrastructures ainsi que les enjeux humains. On fait de la prospective, en somme. Ce sont des processus complexes, dans lesquels on dresse des hypothèses en fonction de l’évolution de certaines données, la démographie, les modes de vie, les technologies par exemple.
Pour qu’une trajectoire d’émissions mondiales soit compatible avec l’objectif de limiter sous 2 degrés le réchauffement planétaire d’ici la fin du siècle, il faut atteindre zéro émissions nettes d’ici quelques décennies, 2050 si on vise les 1,5 degrés. Quel que soit l’objectif – on doit absolument atteindre cette neutralité carbone – cela constitue une véritable révolution par rapport à ce qu’on a fait jusqu’à présent. On doit s’interroger comment construire des sociétés avec une moindre demande d’énergie et de biens matériels. C’est une question complexe qui ne sera certainement pas résolue par une solution toute technologique.
Vous dites que pour se donner une chance de limiter le réchauffement climatique en dessous de 2°C d’ici 2100, il faut toucher à tout. Cela amène l’idée de l’urgence climatique. Comment gérez-vous, à titre professionnel et personnel, cette notion d’urgence ?
À titre professionnel, mon métier est d’analyser les trajectoires et ce qu’elles impliquent et de communiquer mes résultats à mes pairs, aux décideurs et au grand public. Ces dernières années, j’ai pas mal changé dans les mots que j’utilise. Ce n’est pas mineur car quand on est chercheur, on utilise des mots précis et il est important d’avoir des messages qui sont justes et reflètent le consensus scientifique, d’être dans une précaution par rapport à ce qu’on avance et qui résulte de l’état des connaissances.
Avec le risque que ce discours pondéré passe inaperçu face à des propos radicalisés – souvent climatosceptiques – qui occupent l’espace, en particulier sur les réseaux sociaux…
Sans doute, mais notre mission est de refléter les connaissances et on ne peut pas sortir de ce rôle. Heureusement, nous sommes aujourd’hui nombreux à utiliser le terme d’urgence qui n’est pas neutre, le jargon a beaucoup évolué. Les scientifiques investissent les tribunes qui leur sont offertes dans les médias, parce que le préalable à l’action reste la connaissance, ne l’oublions pas. On joue ainsi notre rôle.
Enfin à titre personnel cela remue forcément. J’ai des enfants, donc évidemment c’est une question qui me touche personnellement.
On peut être « au courant » et ne pas sombrer dans les thèses collapsologistes ?
Je ne sais pas si j’utiliserais le terme « sombrer » ! Cette idée de collapsologie recouvre plein de choses différentes, mais si c’est de se dire qu’il est trop tard pour agir collectivement alors non, nous n’en sommes pas là. Fondamentalement, il n’est pas trop tard pour agir collectivement et politiquement, au sens des décisions qu’une société doit prendre. Donc non, je ne me suis pas encore formée à la reconnaissance des plantes qu’on peut consommer dans la forêt, même si je cultive mon petit potager. Cela fait aussi partie d’une façon de se connecter à la nature, des façons de s’impliquer. À ce titre l’agriculture urbaine fait partie des solutions.
Dans un Tweet viral l’acteur Pierre Niney avait interpellé les responsables politiques en demandant « Qu’est-ce qui vous échappe dans le terme d’URGENCE climatique ? » à propos de l’interdiction à horizon 2040 des plastiques à usage unique – lesquels reviennent en force dans le contexte de crise sanitaire… Pourrait-on reposer la même question à la lecture du projet de loi climat, jugé insuffisant pour atteindre les objectifs de la France ?
Oui, absolument. Je ne sais pas si cette notion d’urgence peut être bien comprise quand nos représentants traitent ces questions comme un sujet parmi de nombreux autres, sans y consacrer le temps de réflexion nécessaire, dans une démarche souvent courtermiste. C’est aussi un enjeu de formation et pas uniquement de nos enfants ! Je pense aux décideurs dans le public et dans le privé, car c’est à notre génération d’agir, maintenant. C’est formidable que nos enfants soient conscients de ces enjeux mais si on attend qu’ils soient aux commandes pour changer le cours des choses, il sera trop tard. Ensuite, comment faire pour que la compréhension se transforme en action, cela implique d’autres ressorts. Mais il est clair que pour l’instant, la somme des actions et mesures existantes n’est clairement pas à la hauteur de l’enjeu.
Des voix s’élèvent pour intégrer dans le PIB les services rendus par la nature. Qu’en pensez-vous ?
Ce sont déjà des choses qui sont faites sur des projets d’investissements publics lorsque dans le choix de tel ou tel projet on mène des études pour regarder les coûts et bénéfices du projet en question, en mettant des valeurs sur des aspects qui ne sont pas monétisés sur les marchés, notamment les émissions de CO2. Les valeurs qu’on définit ne sont certainement pas assez importantes et parfois la valorisation d’indicateurs comme le temps gagné (sur les projets d’infrastructures de transport notamment) tendent à dominer les résultats. Il faut sans doute s’interroger sur la valeur du temps ! Après, intégrer les services rendus par la nature dans le PIB… À mon sens il faut surtout le décliner à l’échelle opérationnelle, à l’échelle des mesures de politiques publiques et des projets, y compris à l’échelle locale. Par exemple : comment faire pour intéresser, rémunérer les agriculteurs pour les inciter à capter et stocker le CO2 dans le sol, c’est une réflexion à mener.
Croissance / décroissance… Ce débat est-il encore pertinent ? Peut-on imaginer un système basé sur la décroissance de ce qui génère de la pollution, des émissions de gaz à effet de serre, de l’artificialisation des sols… compensée par une croissance « vertueuse » basée sur des activités adossées aux énergies renouvelables, qui n’impliquent pas un coût pour la planète ?
Cela dépend beaucoup de ce qu’on définit comme la croissance. Telle qu’elle est définie aujourd’hui à travers le PIB – dont l’objectif initial, dans les années 30, était de mesurer la production matérielle – il est certain qu’elle est à revoir car cet indicateur est muet sur le bien-être, les inégalités, la santé. Augmenter la production matérielle, cela ne peut plus être le seul objectif socialement désirable aujourd’hui. C’est donc devenu un indicateur obsolète. Il faudrait des objectifs plus multiples en y mettant d’autres indicateurs de bien-être, de santé, de réduction des inégalités, entre autres.
Mais d’un autre côté, vouloir faire absolument décroître l’indicateur PIB ne me paraît pas non plus être un bon projet. Ce n’est pas aussi simple que ça. Il faut décliner ce que cela implique en termes de politiques publiques et pour une entreprise. Il y a toute une réflexion d’opérationnalisation à mener, même si dans l’idée changer d’indicateur pour des politiques publiques aurait un effet fort.
S’agissant de l’impact concret de la réduction de nos émissions, dans nos modélisations les implications agrégées à un niveau macroéconomique mondial de trajectoires de réduction des GES demeurent faibles, car justement certaines activités décroissent tandis que d’autres augmentent. Ce n’est donc pas tant de l’effet agrégé dont on doit s’inquiéter, mais plutôt des changements structurels et locaux avec des destructions d’activités et d’emplois dans certains territoires et secteurs, compensées par des créations dans d’autres. C’est cela, la transition qu’on doit opérer, avec une difficulté sur la rapidité à opérer ces changements. Et des enjeux de transformation, de formation, avec des territoires et des secteurs qui vont devoir se réinventer en étant accompagnés par des politiques publiques qui permettent ces transformations.
Un vaste chantier qui nécessite une vision à long terme, de l’inventivité… et une volonté politique.
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