Il prône des alliances avec des forces non humaines et défend l’idée que l’on peut apprendre d’entités jusqu’à présent considérées comme inférieures. Pour celles et ceux qui ne le connaissent pas encore, on conseillera vivement la lecture des travaux du philosophe et naturaliste de terrain Baptiste Morizot, consacrés aux relations entre l’humain et le vivant. C’est d’une incroyable acuité. Au-delà de l’état des lieux alarmant, on comprend qu’il existe au sein du monde vivant des forces insoupçonnées avec lesquelles nous serions inspirés de nouer des alliances. L’un des exemples les plus emblématiques étant sans doute celui du castor, raconté de façon géniale à l’occasion de l’édition 2023 du festival La Manufacture d’idées. Voici la retranscription écrite du passage en question, et en lien ci-après la conférence dans son intégralité :
« J’avais beaucoup croisé le castor mais je ne l’avais pas vraiment rencontré, parce qu’en France, dans la tradition dont on hérite, le castor, ce rongeur qui transforme les milieux, construit des bassins, est beaucoup pensé sous l’angle de la biodiversité patrimoniale. Et ce qui s’est passé dans les années 1990 – 2000, dans les sciences américaines (l’hydromorphologie et l’éco hydrologie), c’est qu’une génération de scientifiques a commencé à enquêter sur l’animal, non pas du point de vue de son éthologie, de son intelligence ou de sa biologie stricte, mais de son hydromorphologie et c’est ce croisement magnifique qui a permis de faire émerger des choses qu’on ne voyait pas.
Imaginez des hydromorphologues spécialistes de la rivière qui commencent alors à comprendre que toute une série de forces, de processus sur lesquels eux-mêmes travaillent, sont en réalité activés par un animal qui semble avoir une compréhension de l’eau qui défie certains savoir hydromorphologiques, qui les enrichit, sans même rentrer dans le débat de son intelligence.
C’est sur ce chemin-là que j’ai commencé à pressentir les potentialités philosophiques de cet animal.
Pour essayer de donner un peu de corps à cette idée, il faut comprendre ce que l’on a fait au continent terrestre en Europe de l’Ouest, parce que c’est seulement si on restitue cette épaisseur historique au problème que l’on voit les choses sous toutes leurs articulations.
Assez schématiquement, depuis la moitié du 19ème siècle environ, même si cela avait commencé un peu avant en Europe occidentale, la pensée qu’on appelait aménagiste a mobilisé un rapport aux eaux terrestres, aux eaux continentales – sous la forme des ruisseaux des rivières et des fleuves – qui est relativement clair et qui a consisté en une volonté fondamentale et systématique de drainer les continents. Ce drainage des continents trouve son origine dans le fait qu’on voulait la terre, or la terre était mobilisée par les rivières. Les rivières spontanément explorent ce qu’on appelle leur lit majeur, et ce lit majeur est beaucoup plus large que le lit mineur. Elle va se déplacer, explorer, recréer des cheneaux, se ramifier dans ce lit majeur régulièrement inondé par des eaux qui sous l’angle humain de quelqu’un qui veut la terre est considéré comme une catastrophe puisque cela crée des inondations avec toutes les conséquences que l’on imagine.
Mais si l’on regarde sous l’angle écologique, ce sont les forces qui ont fait les sols agricoles, puisque les sols agricoles sont fondamentalement des sols alluviaux faits par les rivières alluviales et nous, après avoir laissé les rivières pendant quelques millions d’années nous faire des sols agricoles riches, on a poussé les rivières dans leur lit mineur, on les a corsetées, et on a utilisé la terre agricole qu’elles nous ont façonnée pour faire nos récoltes, nos villes, nos zones industrielles, nos autoroutes… Et ce faisant on a généré un effet qui est très clair maintenant avec le recul, c’est qu’en les corsetant on les a simplifiées et accélérées, puisqu’à débit égal si vous mettez un flux d’eau dans un chenal plus restreint, il accélère. Et en accélérant elles ont généré un effet qui est le grand drame de la modernité aquatique, c’est qu’elles se sont déconnectées de la terre. Cela se voit à l’œil quand une rivière est en santé ou non : une rivière en santé est connectée à la terre, ou, pour le dire techniquement, la rivière est connectée à la plaine alluviale. Visuellement, une rivière est en santé dans la plupart des cas quand elle est à fleur de terre.
Or si vous regardez bien la plupart des rivières en France, aujourd’hui environ 90% ne ressemblent pas à cela. Elles ont plongé sous la terre. En réalité ce sont des rivières malades, abîmées. Alors comment se sont-elles abîmées ? Par le processus que je viens de décrire. Auparavant la rivière pouvait explorer latéralement ce qu’on appelle son lit majeur. Nous les humains, pour pouvoir faire de l’agriculture bord à bord, nous l’avons corsetée. Et en la corsetant, on l’a accélérée. Et ce que fait la rivière dans ce cas-là, c’est qu’elle mange du sédiment, elle érode du sédiment. Or quand elle s’étale largement elle peut manger le sédiment latéralement et puis le remettre dans l’eau. Si jamais vous la corsetez et que vous stabilisez les berges, elle ne peut plus manger du sédiment latéralement et donc elle va le manger verticalement pour ensuite l’envoyer à la mer. Et comme on l’a accélérée, on la pousse dans un processus dans lequel elle va s’inciser, on appelle cela l’incision, le processus par lequel la rivière plonge sous la surface des berges. Et ce processus est un processus d’auto-dégradation c’est-à-dire qu’elle va continuer à se creuser et à descendre, se déconnectant ainsi de la terre.
« Les seules méga-bassines défendables, elles sont partout autour de nous, ce sont les sols. » Baptiste Morizot
Elle se déconnecte ainsi de deux manières. La première est qu’en plongeant, la rivière fait baisser la nappe d’accompagnement, cette eau vivante que l’on ne voit pas mais qui accompagne la rivière en sous-sol. Or quand la rivière est à fleur de terre la nappe d’accompagnement est au niveau du système racinaire des végétaux. Quand la rivière plonge la nappe d’accompagnement passe en dessous du système racinaire. Voilà pourquoi vous avez besoin d’une pompe à pétrole pour arroser votre maïs ! Et comme la rivière est trop basse, elle ne peut plus retourner explorer son lit moyen ou son lit majeur, et donc elle ne peut plus recharger en eau l’éponge qu’est le sol, puisque les seules méga-bassines qui sont politiquement et écologiquement défendables, en vérité elles existent, elles sont partout autour de nous, ce sont les sols. Les sols sont des éponges extraordinaires pour capter l’eau, garder l’eau, recharger les nappes phréatiques, mais ils ont été asséchés parce que sur eux on a favorisé le ruissellement par certains types de pratiques agricoles et de bétonisation, et les rivières qui avaient aussi pour vocation de réimbiber ces éponges sont tombées tellement en dessous des berges qu’elles ne peuvent plus jouer cette fonction. Voilà pourquoi le 20ème siècle peut être décrit comme une ère du drainage systématique des continents : évacuer, accélérer, envoyer l’eau à la mer. Pour prendre la terre.
Alors qu’est-ce qui nous attend pour le 21ème siècle ?
Nous avons favorisé un nouveau type de sécheresses directement lié au drainage des rivières : les sécheresses hydrologiques systémiques, ou structurelles, qui s’ajoutent désormais aux sécheresses météorologiques, liées quant à elles aux régimes de précipitations. Les deux cumulant leurs effets.
Les intrants et engrais, de même que les énergies accessibles permettant d’accéder aux ressources en eau souterraines nous ont jusqu’à présent permis de compenser les pertes de rendement consécutives à ces sécheresses, mais l’immense enjeu du 21ème siècle sera de passer d’une ère du drainage à une ère de la réhydratation, avec l’arrivée simultanée de sécheresses météorologiques combinées aux sécheresses hydrologiques que nous avons nous-mêmes cuisinées tout au long du 20ème siècle, sans oublier la fin des énergies accessibles et abondantes qui nous permettaient de compenser jusqu’à présent.
Cela implique de changer complètement notre rapport à l’eau pour désormais ralentir, infiltrer, protéger, partager l’eau.
Et c’est là qu’intervient le castor.
Dans les années 2000, les meilleurs scientifiques hydrologues et hydromorphologues du monde sur ces questions font émerger l’idée de passer d’une ère du drainage à une ère de la réhydratation, et à cet instant ils prennent conscience qu’il y a une force sur terre qui fait cela depuis 8 millions d’années : le castor.
Sa manière d’être vivant, les effets collatéraux de son existence, face à une eau qui est rapide, qui a tendance à s’évacuer, c’est qu’il va la ralentir, l’infiltrer, la partager, la ramifier, et ce faisant il va créer des mondes, c’est-à-dire des habitats permettant une richesse de vie extrêmement grande.
Il y a d’ailleurs un malentendu entre les barrages humains et les barrages de castor. En effet pourquoi les premiers détruisent la biodiversité alors que les seconds la favorisent ? Parce qu’on utilise le même mot mais c’est par illettrisme éthologique parce qu’un barrage de castor n’a en réalité rien à voir avec un barrage humain. Parce que n’est pas un barrage, précisément ! C’est ainsi que d’éminents scientifiques américains – les États-Unis où environ 400 millions de castors ont été décimés entre le 19ème et le 20ème siècle pour le commerce de la peau – vont accepter d’apprendre d’un rongeur comment régénérer des cours d’eau.
Que cette démarche vienne non pas d’un philosophe de l’écologie mais d’ingénieurs scientifiques, titulaires de doctorats en hydromorphologie, qui ont tous les pin’s de la supériorité humaine et qui héritent d’une vision du monde dans laquelle les humains rationnels, scientifiques, techniciens, sont les seuls à avoir le droit d’aménager la terre parce qu’ils ont la raison, les sciences et la technique, ce sont ces hommes-là qui vont se convertir de manière presque drôle en disant en fait, il y a un rongeur dont le cerveau n’est pas plus gros qu’une noix, qui a séché tous les cours d’hydromorphologie, et bien on va se mettre à son école pour comprendre comment guérir les milieux. C’est assez bouleversant je trouve. Et l’argument mobilisé par ces scientifiques pour expliquer comment des castors sont parvenus à restaurer une rivière très abîmée, trouvant des solutions à des problèmes que les humains n’arrivaient pas à résoudre, tient à cette observation : les ingénieurs avaient peut-être 3 années de doctorat, mais les castors avaient pour eux 8 millions d’années d’expérience.
Il existe ainsi des barrages castor mimétiques… et il n’y a rien d’idéologique là-dedans. Pour comprendre comment un castor fait un ouvrage – plutôt que barrage, pour ne pas se tromper sur la nature de l’objet – il faut d’abord comprendre l’originalité d’un tel ouvrage et la meilleure manière de le comprendre est simplement de regarder. Spontanément, en humain moderne, quand on veut arrêter un cours d’eau, on va mettre des branches en travers d’un cours d’eau, perpendiculairement, pour arrêter un flux. Si vous regardez un ouvrage de castor, la plupart du temps la grande majorité des bouts de bois ne sont pas perpendiculaires mais parallèles au cours d’eau. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est très intrigant et parfaitement contre-intuitif pour nous ! La contrainte énergétique oblige à être intelligent, elle donne l’intelligence du milieu, en l’occurrence l’intelligence de la rivière, l’intelligence de collaborer avec elle. En l’espèce si vous n’avez pas la possibilité de bétonner l’ouvrage, la rivière se révèle par définition plus forte que des bouts de bois positionnés perpendiculairement. Et donc le coup de génie de la lignée du castor, c’est de poser le bois parallèlement au cours d’eau. Or lorsque vous le positionnez ainsi, vous minimisez les forces de traction qui s’opposent à lui, premièrement. Mais deuxièmement vous produisez un autre effet qui est bouleversant, c’est que chaque bout de bois n’est plus un barrage, mais un chemin pour l’eau, puisque chaque goute va glisser le long du bois. Et c’est un chemin qui ralentit l’eau. Le castor fabrique ainsi des lenteurs habitables face aux vitesses inhabitables. L’enjeu n’est donc pas d’immobiliser ou de stocker l’eau, mais de la ralentir suffisamment pour produire le milieu dans lequel il va pouvoir prospérer.
Ainsi l’ouvrage du castor ne piège pas l’eau, il ralentit simplement son débit pour provoquer un différentiel de vitesse entre l’eau qui arrive et la vitesse de l’eau qui sort du barrage. On ralentit l’eau suffisamment pour augmenter son temps de résidence sur la terre. C’est cela qui est beau à pleurer, c’est de la philosophie, puisque l’eau terrestre n’est pas un problème de flux ou de quantité, c’est un problème de temps de résidence. On comprend ainsi le génie hydro morphologique du castor qui favorise le passage d’une ère du drainage à l’ère de la réhydratation. »
- À propos du Festival La Manufacture d’idées : au croisement des sciences humaines et sociales, des sciences, des arts et de la littérature, La Manufacture d’idées interroge les problématiques de nos sociétés, en particulier les questions écologiques. Le festival invite chaque année des chercheurs, des philosophes, des écrivains, des artistes ou des acteurs de la vie publique de référence à venir présenter leurs travaux sur un thème choisi. Par ici pour en savoir plus.
- À voir, le passionnant documentaire « The Beaver Believer » (alliance pour la défense des castors aux États-Unis).
Photo principale : un ouvrage de castors sur une rivière. Source : IStock.
Intelligence situationnelle … Je cherche le nom des bassines traditionnelles qui permettent des retenues d’eau, mais avec un fond qui permet à l’eau d’imbiber le sol : quelqu’un le connaît-il ? Merci