Pour le reporter naturaliste Rémi Dupouy, à l’origine de la web-série animalière WILDLive initialement diffusée sur BRUT, devenant série documentaire sur Ushuaia TV, la crise sanitaire incite plus que jamais à retisser les liens au sein de notre propre espèce. Et avec les autres. Rencontre.
– En tant que naturaliste, comment avez-vous vécu le confinement et plus largement cette crise sanitaire ?
Quand on est naturaliste par les temps qui courent, je pense que l’on mène un combat. Comme dans d’autres métiers où l’on lutte au quotidien pour des idées, pour que les choses changent, les périodes difficiles font partie du chemin. Cette fois-ci, tout le monde a été impacté, et d’autres beaucoup plus que celles et ceux d’entre nous qui ont simplement été assigné.e.s à résidence. J’ai donc vécu cette période comme un test, une obligation à l’inaction physique… ou presque ! Ce n’est pas facile quand on est habitué à bouger beaucoup, mais j’ai essayé de profiter de cette période pour faire avancer des projets délaissés ces derniers temps, et pour faire des Lives visant à échanger avec mon public sur nos observations, et sur celles faites autour du monde. Et on a eu de quoi discuter ! Sans tomber dans la caricature du « retour du sauvage » quand l’homme s’efface, je me suis attaché à décrypter des comportements animaux qui en ont surpris beaucoup, mais qui finalement n’étaient peut-être pas si surprenants.
– Quel(s) enseignement(s) en tirez-vous ?
L’enseignement que j’en tire est en fait assez semblable au constat journalier qu’un naturaliste de terrain peut faire, surtout s’il s’intéresse aux espaces que les animaux sauvages partagent intensément avec les activités humaines. À savoir : si on savait vivre avec ces espèces, si on n’avait en grande partie perdues ces habitudes, on assisterait à des phénomènes incroyables à longueur de vie. Ce que nous voyons, nous, observateurs émerveillés acharnés, tout le monde le verrait ! En attendant ce sursaut, la situation nous confirme que nous devons continuer de montrer, de conscientiser de donner à comprendre et à admirer la nature à ceux qui ne peuvent – ou ne savent – contempler. Mais s’il n’est pas survenu à la suite de tout ce que nous vivons d’inédit et de si probant, je ne sais pas vraiment de quoi il pourra naître.
– Dans une interview récente pour National Geographic, Aurélien Barrau avait cette réponse pour le journaliste qui lui citait l’exemple de biologistes engagés qui à l’instar de Jane Goodall choisissent de parler plutôt des actions positives :
« Je pense que la grande majorité des habitants de cette planète n’ont absolument pas commencé à comprendre l’ampleur de la catastrophe dans laquelle nous nous trouvons. Je suis désolé mais quand on découvre un camp de concentration, on ne se dit pas « oh regardez une petite fille est encore vivante dans un coin ! », non, on se dit qu’il y a surtout un tas de cadavres et c’est ça qui doit nous faire agir. Je ne suis pas du tout d’accord avec l’optimisme de principe. »
Vous qui observez les milieux naturels et leur biodiversité dans le cadre de vos reportages, vous constatez en première ligne l’effondrement du Vivant. Entre l’approche de Jane Goodall et celle d’Aurélien Barrau, laquelle vous paraît la plus pertinente pour faire bouger les choses ?
Ah mais je répondrais à ce cher Aurélien qu’il manque peut-être d’imagination, de créativité ! Je mets ma main à couper que Jane et tou.te.s les optimistes – dont je suis – broient souvent du noir hors caméra, qu’ils ont un sérieux vague à l’âme en constatant le recul, la destruction, l’évanouissement de la biodiversité, et le manque de considération du grand public à ce sujet. Mais ils savent aussi que tout est affaire d’éducation, de modelage des désirs du monde d’après. Jane, par exemple, met une énergie considérable dans sa fondation et le programme « Roots and Shoots » pour tenter d’alimenter les mentalités et les consciences des adultes de demain en termes de protection du vivant. Elle s’y attèle pendant que d’autres gesticulent peut-être sans véritablement faire germer leur message…
S’indigner, c’est tout à fait nécessaire. Mais à mes yeux, il faut préparer, anticiper et provoquer le changement. De façon stratégique, réfléchie, comme un coup qu’on aurait tout à perdre si on le manquait. Je ne suis pas pour les réactions à brûle-pourpoint. Le débat peut parfois être incisif, car il faut défendre ses positions, mais il doit être intégrant. Je me suis toujours dit que c’était de l’intérieur qu’on pouvait contribuer à changer les choses, et ça comprend l’intérieur de la pensée de son prochain. Disons que l’optimisme, c’est la couleur que l’on donne à l’enveloppe contenant le message. Ce qui est à l’intérieur ne doit rien abandonner, ne doit pas trop colorer l’obscurité du tableau, mais ne doit surtout pas manquer d’exemples d’engagement et d’indices réels d’amélioration.
– Qu’est-ce qui actuellement vous consterne ?
Ce qui me consterne, ce sont les avis tranchés nés selon moi d’une société de conquête, qui a trop besoin de victoires écrasantes, de redditions sans concessions. Ce qui me consterne, ce sont les œillères que l’on se met à soi-même pour contribuer activement au clivage, à la fracture. Je n’ai pas toujours le temps de me pencher en profondeur sur les origines de ces postures, de ces vues de l’esprit inflexibles, de ces peurs du changement, de la différence, du compromis, de l’ouverture, parfois même du retour en arrière assumé. On a tous besoin et envie de nature, au fond de soi. Quelle tristesse de voir ces cœurs fermés à ce pour quoi ils aimeraient battre. Assurément, on a meurtri l’instinct d’interaction de notre propre espèce avec elle-même et avec les autres, avant même de nous évertuer à déconsidérer et saccager ce vivant devenu étranger, sans âme, accessoire dans trop de sens du terme. Et ça, sans pour autant me décourager, ça m’attriste et me déçoit beaucoup.
– Qu’est-ce qui actuellement vous inspire ?
Ce qui m’inspire plus que jamais, ce sont les savoirs et modes de vie anciens. Bien sûr, je parle en premier lieu des connaissances encore vivaces véhiculées par les aînés des peuples premiers, et encore – pour combien de temps encore ? – transmis tant bien que mal à leurs communautés et à leurs descendants. Je suis très attentif au lien à la nature et à l’animal qu’ont entretenu depuis des millénaires ces groupes ethniques, tribus, sociétés autochtones ou nomades, ou même plus récemment constituées suite à des migrations, qui font partie de nos composantes, ce qu’on a tendance à oublier.
Et je ne parle pas que du lointain ! Des exemples de ces « sagesses cohabitantes » survivent aussi chez nous, mais peinent à transmettre ces héritages, à trouver un écho intergénérationnel à la hauteur de leur valeur. Hélas, nos ancêtres ont souvent bon dos. Leurs décisions et façons de faire, bien que correspondant à des problématiques d’un autre temps, d’une autre réalité spatiale, sont souvent prises en exemples. Le problème, c’est que chez nous, dès qu’un.e ancien.ne fait preuve de ce fameux « bon sens paysan », on l’accuse « d’arriérisme », voire de perdre la boule, ou d’être déconnecté.e du réel. Il faudrait savoir ! Savoir écouter, être décodeurs, et adaptateurs.
– Vous lancez un nouveau concept d’expédition documentaire. De quoi s’agit-il ?
C’est un concept vers lequel mon équipe et moi-même avions à cœur de faire évoluer WILDLive!, notre web-série documentaire basée sur le direct animalier diffusée sur Brut pendant 3 saisons depuis 2017. Il consiste à faire vivre au public les coulisses du tournage de notre film sur la biodiversité d’une région du monde, qui sera diffusé sur Ushuaia TV. Ce making-of, c’est une première, est complètement intégré au documentaire, qui n’en demeure pas moins un format animalier donnant à comprendre le profil et les enjeux naturalistes de cet endroit. Les formats web attenants, sur nos réseaux et ceux de nos diffuseurs et partenaires, sont également nombreux durant la préparation, le tournage, puis tout au long d’un planning menant à la diffusion du film quelques mois plus tard. Ce nouveau format transmedia – télé et web – se nomme WILDLIVE EXPEDITIONS pour bien faire comprendre que la réalisation de ces contenus, de la préparation au montage en passant par la sacro-sainte période de tournage, prennent la forme d’une véritable expédition, proche d’une expédition scientifique, mais à vocation documentaire, d’où le terme « expédition documentaire ». Cette délicate mission est l’affaire de toute une équipe, qui vit, qui s’intéresse, qui œuvre, et surtout qui s’engage. Mais aussi qui galère, qui se serre les coudes, qui est complémentaire, et qui pour l’occasion va aussi confier ses émotions, les dessous de sa quête et des superbes rencontres humaines et animale qu’elle fait. Difficile d’être plus précis, mais le premier épisode de cette série concerne la Provence, et le deuxième, qui est en préparation, a pour objectif une destination plus lointaine. Ces films seront des ovnis que nous serons ravis de lancer à l’occasion du Congrès mondial de la nature organisé par le Comité français de l’UICN dont nous sommes partenaires, à Marseille en janvier prochain, puis diffusés sur Ushuaia TV.
– Un conseil de lecture pour conclure ?
Ma bible du moment, qui en termes de questionnement, vaut probablement L’Origine des Espèces de Charles Darwin, est Par-delà nature et culture de Philippe Descola, que j’espère rencontrer un jour. Pour du plus facile à lire, je conseille la B.D. Petit traité d’écologie sauvage d’Alessandro Pignocchi, qui donne joliment à réfléchir, en toute(s) spiritualité(s) !
Photo principale : © Miheret Sinetayhu – Chez les Banna de la vallée de l’Omo, au sud de l’Ethiopie, Rémi en tournage de la collection “MEUH” documente pour Arte la relation entre hommes et bêtes à cornes. Ici avec le sage du village, le vénérable Bado, respecté de tous.
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